Une histoire de fidélité
Nous nous avançons à grand pas vers les journées courtes, sombres et froides qui paraissent à l’unisson des bruits que renvoie le monde. Il est vrai que ceux-ci portent peu à l’optimisme tant ils sont plus souvent des bruits de tragédies, ou tout simplement des silences d’indifférence, que les échos d’élans d’enthousiasme ou d’espoir. C’est justement sur ce fond sonore désenchanté que retentit l’histoire que la lecture de la Torah nous rapporte dans la période.
Voici que nous en sommes à voir naître le Peuple juif. Ce sont ses premières générations dont on nous parle avec Abraham et Isaac. D’emblée, nous sommes introduits dans une histoire qui dépasse les limites de la compréhension humaine. Après avoir rencontré Abraham, l’homme qui découvrit D.ieu et décida d’en faire connaître la nouvelle à tous, nous côtoyons Isaac, l’homme qui donna littéralement sa vie pour D.ieu. Pourtant, tous deux connaissent une époque où les drames sont également nombreux. Guerres, violence, exactions diverses, tout y est. Et, si la civilisation est déjà apparue dans les régions concernées, le progrès moral, et a fortiori spirituel, en semble bien absent. A chacun de nous, la même question se pose : comment font-ils ? Comment des temps obscurs, comme ceux que l’on vient de décrire, peuvent-ils laisser grandir les hommes de lumière que furent nos pères, Abraham et Isaac ? Ne nous méprenons pas, la question nous touche directement, nous qui vivons ces temps de grisaille et la réponse doit contenir un enseignement, pour nous d’une réelle urgence.
Les commentaires de nos sages nous l’indiquent : « Abraham était seul. » En d’autres termes, il affronta l’opinion des hommes de son temps sans faiblir, alors même qu’il allait à contre-courant de tous. Il transmit cette qualité d’abord à Isaac qui, à son tour, la fit hériter à son fils Jacob et, à travers lui, à tous leurs descendants, le peuple juif. Cela est essentiel. Nous avons donc reçu cette capacité à poursuivre notre chemin sans jamais nous laisser impressionnés par qui ce soit, dans quelque circonstance que ce soit. Nous sommes conscients de ce que nous incarnons, tant du fait de l’histoire que du point de vue spirituel. Et, pénétrés de cette idée, nous avançons sur notre voie, sachant que celle-ci associe, par sa lumière, le bonheur à la vérité. Cela s’appelle la fidélité. Pour le bien de tous les hommes.
Une nouvelle Torah ?
Le Midrach (Vayikra Rabba 13, 3) paraphrasant la prophétie d’Isaïe (51,4) déclare que, lors de la venue de Machia’h, « une nouvelle Torah sortira de Moi ». Il est cependant clair que la Torah présente un caractère d’éternité absolue. Dès lors, que cela signifie-t-il ?
Aujourd’hui, la Torah se présente sous l’apparence de récits tels que ceux de Lavan, de Bilaam etc. En revanche, lorsque Machia’h viendra, les mystères qui s’y trouvent cachés apparaîtront. Il deviendra manifeste que ces histoires font référence à D.ieu, à l’édification des mondes supérieurs. C’est pourquoi D.ieu annonce qu’alors la Torah sortira « de Moi » : la manière dont la Torah tout entière parle de D.ieu deviendra évidente à tous.
(D’après Kéter Chem Tov, sec. 84 et 242)
‘Hayé Sarah
Sarah meurt à l’âge de 127 ans et est enterrée dans la Cave de Ma’hpéla à ‘Hévron qu’Avraham a achetée à Ephron le Hittite pour quatre cents Chékels d’argent.
Le serviteur d’Avraham, Eliézer, est envoyé à ‘Haran, chargé de cadeaux, pour trouver une femme pour Its’hak. Au puits du village, Eliézer demande à D.ieu un signe : quand les jeunes filles arriveront au puits, il demandera de l’eau pour boire. Celle qui proposera d’abreuver également ses chameaux sera celle qui est destinée au fils de son maître.
Rivka, la fille du neveu d’Avraham, Bethouel, apparaît au puits et réussit le « test ». Eliézer est invité dans sa maison où il relate à nouveau les événements du jour. Rivka revient avec Eliézer en terre de Canaan où ils rencontrent Its’hak, priant dans un champ. Its’hak épouse Rivka, l’aime et est consolé de la perte de sa mère.
Avraham prend une nouvelle épouse, Ketoura (Hagar) et engendre six autres fils mais Its’hak est désigné comme son seul héritier. Avraham meurt à l’âge de 175 ans et est enterré, à côté de Sarah, par ses deux fils aînés, Its’hak et Ichmaël.
Vieillir avec élégance
En faisant la chronique de la vie d’Avraham, la Torah indique, dans notre Paracha ‘Hayé Sarah, qu’« Avraham était âgé, bien avancé dans les jours, et D.ieu bénit Avraham en toutes choses. » (Beréchit 24 :1)
Apparemment, il semblerait que les termes « âgé » et « bien avancé dans les jours » soient redondants. Pourquoi donc le verset se répète-t-il ainsi ?
Nos Sages proposent une interprétation des qualités d’être « âgé » (Zakèn) et « bien avancé dans les jours (Ba Bayamim) » en ces termes :
« Âgé » fait allusion à l’acquisition du savoir alors que « bien avancé dans les jours » évoque le fait de remplir chaque jour par l’accomplissement des Mitsvot (commandements divins).
« Âgé » et « bien avancé dans les jours » renvoient donc à deux concepts différents. « Âgé » est lié à la qualité supérieure de l’âme car Avraham avait acquis beaucoup de connaissances et de pénétration. « Bien avancé dans les jours » se réfère aux accomplissements d’Avraham dans le monde en tant qu’entité, le monde étant marqué par le temps et l’espace.
Pour bien saisir ces nuances, il nous faut garder en tête la différence générale entre la Torah et les Mitsvot. La Torah, la sagesse de D.ieu, est à la fois intellectuelle et spirituelle. En faisant nôtre cette sagesse, nous conférons une dimension supplémentaire à la qualité de notre âme. En revanche, les Mitsvot sont incorporées dans des objets matériels et leur dessein principal n’est pas tant d’embellir notre stature spirituelle que d’illuminer le monde matériel, de le transformer pour en faire une demeure pour D.ieu.
C’est ainsi qu’en ce qui concerne le fait d’accumuler du savoir, le terme « âgé » est utilisé car nous acquérons la sagesse. Par contre, à propos de l’accomplissement des Mitsvot, le terme « jours » indique que leur effet porte sur le monde en général, dans ses dimensions temporelles.
Et c’est là que réside la qualité unique d’Avraham. Il était capable de combiner harmonieusement l’aptitude à s’améliorer lui-même à celle de perfectionner et d’élever le monde. Plus encore, Avraham accomplissait les deux démarches de façon parfaite : « il était béni en toutes choses », « âgé » et « bien avancé dans les jours ».
Un détail supplémentaire peut désormais être éclairci. Le Talmud (Avoda Zara 9a) relate que la période de 2000 ans de la Torah débuta avec Avraham car son service prenait une telle forme qu’il servit à préparer le Don de la Torah. Quel est donc l’aspect de son service qui fut avant-coureur de la Révélation sinaïtique ?
Le Midrach nous informe qu’avant le Don de la Torah, le physique et le spirituel constituaient deux entités séparées. L’aspect novateur apporté lors de la révélation du Sinaï fut que, désormais, il devenait possible de fusionner ces deux entités par l’accomplissement de la Torah et des Mitsvot.
Le processus de mêler le sacré et le mondain avait commencé avec Avraham, perfectionnant sa propre spiritualité tout en perfectionnant celle du monde en général, au point d’y parvenir, avant même que la Torah ne soit donnée.
Comme de tous les récits de la Torah, nous pouvons tirer un enseignement de ce qui précède pour améliorer notre service divin.
Certains sont constamment occupés à rectifier et améliorer le monde mais ils oublient de se préoccuper d’eux-mêmes !
D’autres sont entièrement absorbés par le souci de perfectionner leur propre personne mais semblent complètement oublier d’illuminer le monde qui les entoure.
Avraham nous apprend à combiner les deux attitudes.
Bien que les deux aspects de ce service soient nécessaires, une plus grande emphase est portée sur le fait d’illuminer et d’améliorer notre environnement. Pourquoi en est-il ainsi ?
Le Créateur et la créature sont séparées par un gouffre infini.
Se perfectionner soi-même apporte une embellie dans les qualités des êtres créés et intensifie leur joie.
Améliorer le monde en général et réaliser le désir divin de le transformer en une résidence pour Lui, par l’observance de la Torah et des Mitsvot, suscite le plaisir et le délice de D.ieu.
L’on comprend donc aisément que, quelque grand que soit le plaisir des êtres créés, engendré par nos réalisations sur nous-mêmes, il ne peut aucunement être comparé au délice et au bonheur du Créateur Lui-même !
Un jour dans la vie d’un vieil homme
Au sens littéral, l’expression « Ba Bayamim » signifie « il vint dans les jours » et, comme nous l’avons vu, est comprise comme signifiant « avancé en âge », autrement dit « âgé ». Le Zohar propose l’interprétation suivante :
Quand un homme naît, tous ses jours existent déjà, et attendent qu’il les remplisse d’actes positifs. S’il est un juste, ses jours deviennent des vêtements de gloire dans lesquels s’habille son âme.
Aussi est-il dit, à propos d’Avraham, qu’il était « âgé et [par]venu en jours » car Avraham eut le mérite d’arriver à la fin de sa vie, entièrement vêtu dans ses jours et son âme ne manquait pas même de l’un de ses vêtements.
Une autre forme de grand âge
A un autre niveau, la phrase « il vint dans les jours » ne renvoie pas seulement aux accomplissements dans la vie mais aussi à la manière dont elle est vécue. Elle indique que non seulement le potentiel de chaque jour est utilisé mais aussi quelle est l’attitude adoptée par la personne par rapport aux jours de sa vie.
La nature humaine est telle que notre intérêt pour la vie décline souvent, au fil des ans. A l’époque de notre jeunesse, la vie est excitante et remplie d’opportunités. Nous nous immergeons totalement dans chaque moment, chaque rencontre, chaque expérience. Mais, l’âge venant, nous nous impliquons moins dans nos jours. Nous avons vécu beaucoup de déceptions et même nos réalisations commencent à paraître répétitives et sans intérêt.
La joie de vivre s’amenuise, la tristesse s’aiguise.
Quand la Torah nous indique qu’Avraham « était âgé et [par]venu dans les jours », elle décrit un autre type d’âge avancé, une manière de vivre dans laquelle on fait entièrement corps avec nos jours plutôt que de passer à travers.
Nous avions déjà lu, plusieurs chapitres auparavant (Beréchit 18 :11) que « Avraham et Sarah étaient âgés, venus dans les jours. » Le fait que la Torah réitère cette description maintenant, quarante années plus tard, met encore plus l’accent sur le fait que le passage du temps ne diminuait en rien l’enthousiasme d’Avraham pour la vie.
La grandeur d’Avraham consiste dans le fait que tout en vieillissant, il continua à « entrer dans ses jours ». Une vie faite de quête d’accomplissements, d’épreuves et de triomphes n’avait pas étanché sa soif de la vie. Il explorait tous ses jours de fond en comble, il s’y engageait totalement, les possédait entièrement et les célébrait pleinement.
En quoi consiste l’interdiction de faire souffrir inutilement les animaux ?
Dans les lois de la Che’hita (l’abattage rituel), plusieurs détails importants proviennent de l’interdiction de faire souffrir inutilement l’animal.
Le Séfer Ha’hinou’h commente : « Le fait est que, par la Che’hita dans le cou de l’animal, avec un couteau parfaitement aiguisé, la mort de l’animal est presqu’instantanée et ainsi, l’animal ne souffre pas plus longtemps que nécessaire. En effet, la Torah permet à l’homme de profiter de l’animal mais pas de le faire souffrir inutilement. Les Sages ont longuement évoqué l’interdiction de « Tsaar Baalé ‘Haïm » (infliger des souffrances inutiles aux êtres vivants) qui est une interdiction formelle de la Torah ».
De nombreux experts non-juifs reconnaissent que, du point de vue médical, il est évident que la Che’hita réduit la souffrance animale au niveau minimum.
De plus, il est interdit d’abattre un animal avant qu’il ait atteint l’âge de sept jours, de tuer la vache et son veau le même jour, de prendre la mère qui voltige sur ses oisillons… La Torah recommande aussi de nourrir ses animaux de ferme ou de compagnie avant même de se nourrir soi-même et avertit le Juif de décharger son âne si celui-ci ploie sous un fardeau trop lourd.
Il est évident qu’on sensibilisera les enfants dès leur plus jeune âge à éviter de faire souffrir les animaux.
(d’après Rav Yossef Ginsburgh – Si’hat Hachavoua N° 1860)
Saisir l’occasion
Cela fait 22 ans que nous nous sommes installés à Stockholm, en Suède, pour y développer une vie juive joyeuse et stable, sur la base de l’étude de la Torah, la pratique des Mitsvot et l’éducation à tous les stages de la vie.
Franny était une vieille dame qui fréquentait presque tous nos cours de Torah. Nous ne l’avions jamais entendue parler d’un mari donc nous pensions qu’elle était soit veuve, soit divorcée et, en tous cas, sans aucun contact.
Un matin, elle me téléphona avec une requête à laquelle je ne m’attendais pas du tout :
- Monsieur le rabbin, mon ex-mari est hospitalisé. Il a demandé à parler à un rabbin : pouvez-vous lui rendre visite ?
Je me suis rendu immédiatement à l’hôpital pour visiter un homme dont je venais d’apprendre l’existence quelques minutes auparavant. Dans la chambre, l’atmosphère était lourde, la famille était rassemblée sachant parfaitement qu’il fallait sans doute bientôt se dire adieu. Je saluai Franny, ses deux filles et son petit-fils de dix-huit ans environ.
Je parlai un peu avec le patient alité puis avec la famille.
- Au fait, demandai-je au jeune homme, avez-vous déjà célébré votre Bar Mitsva ?
- Non, pas vraiment, s’excusa-t-il, gêné. J’avais commencé à prendre des cours à douze ans mais c’était trop difficile et je me suis découragé. Et donc je n’ai jamais célébré ma Bar Mitsva…
- Il n’est pas trop tard, nous pouvons y procéder maintenant ! Le rassurai-je en souriant. Même si vous ne savez pas lire la Paracha et que vous ignorez comment prier, vous pouvez mettre les Téfilines !
Il accepta et je sortis de ma sacoche mes Téfilines que je transporte toujours avec moi, en prévision de ce genre d’occasions. Evidemment, une chambre d’hôpital n’est pas aussi solennelle qu’une synagogue mais, dans ce cas, c’est un cadre comme un autre pour y accomplir cette grande Mitsva. J’ai donc enroulé les lanières autour de son bras et de sa tête, ajusté les boîtiers à leur place et il répéta après moi la bénédiction et le Chema. Très émues, sa mère, sa tante et sa grand-mère essuyèrent furtivement leurs larmes et lui souhaitèrent timidement Mazal Tov.
Puis je me tournai vers le grand-père qui, de son lit, avait observé toute la scène et lui proposai de mettre à lui aussi les Téfilines.
- Pourquoi pas ? répondit-il avec un regain inattendu de vigueur tout en roulant de lui-même la manche de son pyjama.
Tandis que je l’aidai à mettre les Téfilines, à réciter la bénédiction et le Chema, il se ressaisit, me regarda droit dans les yeux et, d’une voix émue, commenta :
- J’aurais donc mis deux fois les Téfilines dans ma vie : le jour de ma Bar Mitsva et sur mon lit de mort !
Il décéda deux jours plus tard.
Je reste submergé par l’émotion devant ce moment grandiose : le grand-père et le petit-fils qui ont mis les Téfilines le même jour : l’un pour la première fois et l’autre pour la dernière…
Rav Chaim Greisman - Chabad of Stockholm - COLlive
Traduit par Feiga Lubecki