Le 28 juin 1995, la médaille d'or du Congrès américain a été attribuée au Rabbi de Loubavitch, Rabbi Menachem M. Schneerson, lors d'une cérémonie exceptionnelle. Nous reproduisons ici la traduction de l'allocution prononcée à cette même occasion par le Rav Adin (Even-Israël) Steinzaltz l'Université Georges Washington de Washington DC.
"Le jour de la disparition d'Abraham, notre patriarche, tous les grands des nations se présentèrent pour venir prononcer son éloge funèbre". Ce texte du Talmud (Baba Batra 91a) présente une étonnante ressemblance avec la cérémonie d'aujourd'hui, qui marque le premier anniversaire de la disparition du Rabbi de Loubavitch. Les grands des nations se trouvent ici présents pour évoquer notre grand homme. Permettez-moi de parler d'Abraham. Les gens pensent généralement qu'Abraham est l'inventeur et le fondateur du monothéisme. Ceci est absolument faux. La foi en un D.ieu Un se manifesta au tout début de l'humanité, dès l'apparition du premier homme, Adam. Le monothéisme est donc la toute première croyance de l'humanité. Ce n'est que plus tard que les choses dégénèrent.
A l'époque d'Abraham, les sociétés humaines étaient déjà d'une grande complexité.
Science et philosophie y fleurissaient. Les philosophes s'efforcèrent d'inventer des idées bien plus adéquates et bien plus modernes. Selon eux, la foi en un D.ieu lointain et invisible devait être remplacée par une croyance plus universellement palpable. Il fallait en quelque sorte, créer un dieu qui pourrait passer à la télévision. Avec une telle image, on pourrait ainsi avoir clairement accès à la divinité. De surcroît, elle ne perdrait jamais son actualité. C'est ainsi que furent créées les idoles, les unes après les autres. Et les "modernes" d'alors adoptèrent la nouvelle mode : l'idolâtrie.
Abraham ne découvrit point le monothéisme. Il se leva pour affirmer que c'était là la bonne voie. Selon lui, même si le monothéisme représentait la foi ancestrale, il ne fallait point s'en détourner. Il se rendit ainsi d'un endroit à l'autre et proclama, haut et fort sa foi en un D.ieu Un.
Aussi bien, Abraham tenait-il le langage suivant, peut-être en ces mêmes termes : "Prétendre que 'D.ieu est mort' - pour reprendre une idée du siècle dernier - est une absurdité, D.ieu est au contraire toujours bien vivant". Et il propagea ce message aux quatre coins du monde.
Mais qui ai-je donc évoqué ? Le Patriarche Abraham ou le Rabbi de Loubavitch ? Voyez-vous, la différence n'est pas si grande.
Après la mort d'Abraham, les grands des nations comprirent qu'un terrible événement venait de se produire. Et ils vinrent prononcer ce bref panégyrique "Malheur au monde qui a perdu son dirigeant, malheur au vaisseau qui a perdu son capitaine !". Il existe une différence de nuances entre ces deux dernières phrases.
L'existence d'un leader est à la fois nécessaire, importante et utile. Les gens attendent qu'on leur montre le chemin, en un mot, que quelqu'un dirige. Sans un tel leader, le monde plonge dans la confusion. Néanmoins, la situation est
bien plus sérieuse lorsqu'un vaisseau perd son capitaine. Tout bateau dans la mer, loin de son port, est, par nature, instable. Le rôle du capitaine consiste conduire le bateau alors que les conditions ambiantes sont modifiées à chaque instant : il doit naviguer en permanence. Le vaisseau ne se rend pas de lui même à destination; en l'absence du capitaine, qui donc indiquera la route ? Qui ordonnera aux marins de faire halte ou de continuer, de tourner un peu à droite ou un peu à gauche ? Qui distinguera les étoiles? Qui saura voir plus loin, qui donc montrera le bon chemin ?
Que doivent donc faire les marins ? Que fait-on en de pareilles circonstances ? Fort heureusement, notre capitaine a déjà mis le cap. Il a établi les cartes, indiqué le chemin. Ce qu'il nous reste à faire en quelque sorte est d'avancer point par point - parfois difficilement - le long des lignes qui ont été tracées et d'essayer de tenir la route jusqu'à l'aboutissement du voyage.
Mais quelle est donc la voie que le Rabbi a tracée ? Quelle était le vecteur principal de ses déclarations, de sa vision ?
Tant que le capitaine nous indiquait la route, nous pouvions nous permettre d'être quelque peu paresseux, en pensant "qu'il prendrait de toute façon la responsabilité". Si nous avons pu manquer de diligence dans le passé, aujourd'hui, le poids de la contrainte est énorme : il nous faut absolument redécouvrir quelle est la route, quel est le cap qu'il a déterminé et quel doit être le cours de notre action. Ce sont désormais nos vies qui en dépendent.
Le Rabbi de Loubavitch exerça son leadership -c'était un véritable capitainependant plus de quarante ans. Au cours des années, son message devint de plus en plus clair et évident : préparons-nous, accomplissons la tâche, car le Machia'h est sur le point d'arriver.
On est en droit de s'arrêter un instant et de se poser la question : est-ce vraiment le bon moment ?
Permettez-moi de placer ces remarques dans leur contexte. Beaucoup ont évoqué la sainteté du Rabbi. Une sainteté qui ne se manifestait pas seulement de temps à autre : elle se confondait avec l'essence même de son être. La plupart des gens, fussent-ils importants, célèbres et même saints, ont "leurs" moments de relaxation, où ils peuvent finalement redevenir comme tout le monde. Le Rabbi était observé vingt-quatre heures sur vingt-quatre : sa personnalité rayonnait chaque minute de sa vie. C'était un être saint.
D'autres ont présenté le Rabbi - et continueront de le faire - comme l'un des plus grands érudits juifs de son époque, peut-être le plus grand. Par ailleurs, le Rabbi, lui-même scientifique, comprenait parfaitement la science moderne. Aucun aspect de ce monde ne lui échappait, depuis la littérature russe jusqu'aux détails les plus tranchants de chaque discipline scientifique. Enfin, il possédait un esprit exceptionnel. Aucun ordinateur au monde n'aurait pu se mesurer à sa mémoire prodigieuse, et à l'usage qu'il en faisait. C'était aussi un homme d'une extrême sagesse.
Mais le Rabbi était également conscient du monde dans lequel il vivait. Les derniers temps, il recevait, chaque jour, des milliers de lettres. Ces lettres, pour la plupart, se résumaient à l'énoncé d'ennuis personnels : maladie, solitude, détresse financière et bien d'autres encore.
Connaissant ainsi le monde et ses tensions, comment donc pouvait-il dire que le Machia'h arriverait bientôt ? Comment pouvait-il en parler? Lors de ces dernières années en effet, le Rabbi revint encore et toujours sur la même idée, presque sous la forme d'un slogan. Tantôt comme un ordre, tantôt comme une requête, il disait : "Ouvrez vos yeux, de grâce, ouvrez vos yeux et regardez".
Lorsqu'il nous demandait d'ouvrir les yeux, le Rabbi entendait propager un message bien plus grand. Il ne cherchait pas seulement à nous informer des structures du pouvoir, il voulait aussi nous faire comprendre les structures de la vie. Aussi bien, nous disait-il en substance : "Pensez-vous que nous vivons dans un monde uniquement intéressé par les plaisirs ou le pouvoir ? Vous vous trompez. Ce que les gens veulent réellement, c'est juste un peu d'amour. Ils ne savent simplement pas comment l'exprimer". De même, ceux qui courent après le pouvoir et les richesses sont, en leur for intérieur, à la recherche de réconfort et d'une marque d'affection. Le problème est qu'ils ne savent pas comment l'obtenir.
Ouvrons seulement nos yeux, sachons discerner ce qui se cache derrière un extérieur dur et rude : on peut alors découvrir que les hommes sont, profondément, différents. Et cet amour, ce réconfort ou cette simple marque d'affection auxquels chacun aspire se trouvent de plus en plus à notre portée. Il nous suffit d'agir, d'aider un tel processus. Nous avons atteint le terme des âges consacrés aux idéologies. Voici même venue la fin de l'âge où l'on pensait que le pouvoir ou l'argent pouvaient résoudre les problèmes. Nous sommes à une époque où beaucoup de gens, en leur for intérieur, sont déjà préparés à la foi. Il suffit d'ouvrir nos yeux pour voir la vie se développer, la foi se dévoiler.
Tel était donc le message du Rabbi : "Voyez, regardez, examinez. Ouvrez vos yeux et sachez distinguer l'intérieur des choses".
Le capitaine n'est plus là. Il nous a mis en garde contre les terribles vagues qui risquent de se dresser autour de nous. La tempête est épouvantable. Les vents soufflent dans toutes les directions. Et pourtant, la côte est proche, toute proche. La question n'est pas de savoir si le cap est bien mis, mais plutôt comment nous devons poursuivre la route.
Nous sommes de malheureux marins. Nous ne savons pas comment effectuer de tels calculs. Et pourtant, que devons-nous faire ? Il faut continuer. Le Rabbi nous a demandé, ces dernières années, et de manière encore beaucoup plus saisissante, la chose suivante : "Poussez de l'avant, encore beaucoup plus fort. Investissez-vous dans cet effort, réalisez une poussée de plus, encore une". Et tout en conduisant une telle poussée, ajoutait-il, nous devons mutuellement nous tenir la main : une main tendue vers l'autre, afin d'apporter à chacun la confiance et l'aide nécessaire.
C'est la première étape. Car ce qui nous attend est si grandiose que nous devons faire abstraction de toutes nos différences : telle est la condition de notre réussite.
En termes profanes, la venue du Machia'h signifie la fin de l'Histoire. L'histoire des souffrances de l'homme et de ses combats sans fin. La venue du Machia'h est ce virage irréversible vers une vie toute empreinte de bonheur.
L'Histoire alors ne sera plus. Un tel jour n'est plus très éloigné, mais le Judaïsme nous enseigne qu'il ne suffit pas de l'attendre pour qu'il arrive. A nous d'agir en sa direction. Et nous devons nous en croire capables. Le Rabbi s'adressait aux hommes du monde entier : "Vous pouvez devenir des hommes libres. Il suffit de vous en donner la possibilité. Vous pouvez être infiniment meilleurs. Vous pouvez devenir des êtres humains, au plein sens du terme. Il suffit de vous y laisser porter. L'effort demandé n'est pas celui d'un alpiniste qui grimpe une haute montagne. Il n'est que de laisser votre âme s'exprimer".
C'est pourquoi le Rabbi nous enjoignait d'ouvrir les yeux. Ouvrir nos yeux au monde, ouvrir les yeux vers notre âme intérieure, afin de découvrir le suprême secret : nous sommes des "Menschen", des hommes. Il nous faut accomplir le changement, nous en sommes capables. La chose est entre nos mains. Ce message, chacun pouvait l'entendre. Fût-il des plus simples ou des plus ignorants. Quel que soit notre état, nous pouvons nous améliorer. Et aussi extraordinaire que cela puisse paraître, dès que le changement est amorcé, nous prenons conscience d'une telle possibilité.
Telle était donc la voie que le Rabbi nous a tracée, telle était sa grande aspiration. Il nous faut à présent poursuivre cette voie. Aller un peu plus loin, tout en restant sur la même route. Nous sommes si près du but, il nous faut seulement laisser passer les dernières vagues. Elles nous semblent terribles. Règnent nuit et ténèbres. Mais nous sommes proches. Pourvu que nous sachions dévoiler ce qui se trouve caché en nous.
Permettez-moi de conclure avec une autre citation du Talmud (Baba Batra 22b) "Une pierre précieuse était attachée autour du cou d'Abraham notre patriarche. Tout malade qui regardait cette pierre était immédiatement guéri". Certains d'entre vous connaissent les nombreux récits de rencontres personnelles avec le Rabbi, et ont probablement entendus parler de son contact, de son regard, de ses paroles ou de son sourire tous porteurs de guérison.
Et le Talmud de poursuivre : "Lorsqu'Abraham disparut, le Tout Puissant pendit cette pierre précieuse au soleil". Lorsqu'il était vivant, la pierre précieuse était toute proche de lui. A présent cette pierre est pendue très haut dans les cieux. Jusqu'au soleil lui-même.
Lorsqu'un Tsaddik (un Juste) disparaît, sa présence se fait bien plus largement sentir que lorsqu'il vivait dans les limites de ce monde.
Notre devoir aujourd'hui est de discerner, de croire, et de savoir que - même si le capitaine n'est plus là - nous sommes capables de réaliser ce suprême objectif. Il nous faudrait agir. Et je n'en doute pas, nous agirons. Il nous suffit de naviguer encore un peu avant d'arriver enfin au véritable bon port. C'est alors que nous retrouverons le capitaine.
Traduit de l'anglais par Michael Allouche, Jérusalem.