A la mort de mon père, notre famille habitait à Samarkand. Au début mon frère et moi réunissions un Minyane chez nous, à la maison afin de pouvoir réciter le Kaddich à sa mémoire. Mais des amis nous ont convaincu que cela pourrait être dangereux : les hommes du KGB (la police secrète soviétique) guettaient tout mouvement suspect et pourraient « s’intéresser » à notre appartement si des gens s’y rassemblaient régulièrement. On nous conseilla donc de nous rendre plutôt à la synagogue, dans la vieille ville de cette capitale de l’Ouzbékistan.
Un Chabbat de l’hiver 1960, nous sommes venus à la synagogue pour la prière de Min’ha puis de la sortie de Chabbat. Quelqu’un s’est assis à côté de moi. Ce n’était pas un Juif de Samarkand : il avait les cheveux relativement longs et portait un chapeau qu’il n’avait certainement pas acheté sur place, ni chez les Juifs de Boukhara ni chez les Juifs de la communauté ashkénaze. Et, à ma grande surprise, cet homme s’est mis à me parler en yiddish, ce qui m’incita tout de suite à baisser la garde et à me sentir en confiance.
Il commença à me demander si j’acceptais de servir de dixième homme dans le Minyane. C’était des mots que je connaissais et dont je comprenais la signification. Ensuite il me posa différentes questions, justement sur les sujets dont je ne devais pas parler. Encore aujourd’hui, je m’en veux de ne pas m’être méfié ! Sans doute était-ce le fait qu’il m’ait parlé en yiddish. Bref, dans ma naïveté, j’ai répondu à ses questions. Par exemple, il me demanda avec quel bus j’étais venu et je protestai que, Chabbat, je ne prends bien sûr pas l’autobus. Puis il me demanda quelle était la Paracha de cette semaine, question à laquelle un enfant élevé dans le système soviétique ne sait pas répondre mais qui n’est pas compliquée pour un garçon de Yechiva. « Y avait-il un Ethrog pour Souccot à Samarkand ? » continua-t-il et ma réponse positive prouvait que j’étais parfaitement au courant de la vie juive clandestine dans la ville et que j’y participais activement. Et, mine de rien, il rassembla ainsi beaucoup de détails que je n’aurais jamais dû révéler à qui que ce soit.
Pendant le « troisième repas de Chabbat », un des fidèles distribua des verres de thé chaud et les gens se mirent à parler entre eux. A ma grande surprise, je m’aperçus que mon voisin de la synagogue parlait non seulement le yiddish mais aussi la langue des habitants de Boukhara. Avec effroi, je constatais que j’étais tombé dans le piège, l’homme était certainement un espion du KGB ! Surtout qu’au cours de la conversation, il annonça qu’il venait de Moscou : le doute n’était plus permis ! Un ashkénaze de Moscou qui parle yiddish et Boukharien et qui, de plus, s’intéresse ouvertement à la vie juive de la ville… Je m’éloignai de lui autant que possible mais le mal était fait ! J’en parlais à mon frère et lui aussi s’angoissa terriblement : qui sait ce qui allait nous arriver à cause de ma candeur et de ma stupidité ? Pendant un certain temps, nous avons vécu dans la peur du moindre coup frappé à la porte, des ombres qui nous suivaient dans la rue… Mais rien de fâcheux n’est arrivé.
Bien plus tard, j’ai réussi à sortir d’URSS et à monter en Eretz Israël. Là-bas, je me suis beaucoup investi dans les activités au service des Juifs sortis de Russie. En 1975, l’Agence Juive organisa une conférence à Bruxelles en faveur des Juifs de derrière le Rideau de Fer, comme on disait. Inutile de décrire les discussions passionnées qui se déroulèrent dans notre petite communauté ‘hassidique quant à l’utilité de telles conférences. Je devais représenter notre organisation « Chamir » (Chomré Mitsvot Yotsé Roussia, les Juifs pratiquants originaires de Russie) qui avait été fondée par le Rabbi et que je dirigeais.
J’étais un peu plus jeune que maintenant et sans doute encore naïf. J’étais persuadé que je pourrais avoir une influence quelconque sur les décisions finales. Ce n’est que bien plus tard que je compris que, dans ce genre de conférence internationale, les conclusions sont rédigées avant même le commencement de la réunion…
Dans l’avion qui m’amenait d’Israël vers la Belgique, il y avait aussi les dirigeants de l’Agence Juive, des Refusniks célèbres, M. Mena’hem Begin et Mme Golda Meir… Durant le vol, je bavardai avec l’homme assis à côté de moi. Je me suis présenté et j’ai expliqué ce qu’était Chamir. Lui se présenta comme Professeur Michael Zend de Moscou.
Je me suis immédiatement souvenu de ce que j’avais entendu à son propos dans le passé : en 1969 environ, les pays occidentaux avaient effectué de fortes pressions sur l’Union Soviétique pour permettre la liberté de culte pour les Juifs. Les Soviétiques avaient décidé de riposter en invitant de soi-disant responsables des synagogues de toute l’Union Soviétique pour une conférence de presse où ils raconteraient que tout allait bien dans leurs villes : celui-ci dirait que sa synagogue était remplie de jeunes, un autre prétendrait que les enfants étudiaient la Torah ouvertement et que la vie juive était foisonnante… Soudain le professeur Zend s’était levé (il avait une carte de journaliste qui lui avait permis de s’introduire dans la conférence) et il avait protesté que tout ceci n’était que mensonges : ici il n’y avait pas de synagogue et là, les jeunes gens se cachaient pour apprendre à peine à déchiffrer l’hébreu et qu’il n’y avait aucun club de jeunes ! Il avait osé affirmer cela devant tous les officiels du Parti Communiste et les journalistes du monde entier !
Quand je lui racontai au cours de ce voyage que, dans ma jeunesse, j’avais habité à Samarkand, il m’a dit qu’il s’était aussi rendu à Samarkand, qu’il y avait rencontré des ‘Hassidim de Loubavitch qui agissaient en cachette pour maintenir la vie juive. Il se souvenait en particulier d’un jeune garçon qui venait réciter le Kaddich… C’est alors que je me suis souvenu de la frayeur qui nous avait saisi mon frère et moi ce Chabbat-là et les jours suivants. C’était donc lui, cet homme qui m’avait arraché avec finesse tout ce que je savais de la vie juive dans ma ville mais, de fait, c’était pour assembler des arguments contre le gouvernement soviétique !
Nous nous sommes reconnus et embrassés chaleureusement et je lui ai raconté notre première rencontre de mon point de vue…
C’était donc bien un espion, mais pas du tout pour le KGB !
Rav Betsalel Schiff
Kfar Chabad N° 1758
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 19 juin 2021