«La cérémonie est supposée chasser les esprits malfaisants de l’âme de ma défunte mère. D’abord le gourou égorgera une poule et la fera tourner dix fois au-dessus de moi tandis que le sang dégoulinera sur ma tête. Ensuite, il brisera des œufs sur mon pied droit et ma main droite. Les moines viendront implorer les idoles et les supplier d’écarter de moi tous les mauvais esprits qui s’étaient attachés à elle».
C’est ce que nous raconte Amir, avec une naïveté abyssale et un sérieux déconcertant.
«C’est pour cela que je n’ai pas le droit de manger aujourd’hui, continue-t-il. Mon corps doit être raffiné, purifié et préparé quelques jours avant la cérémonie».
Mon mari et moi, nous regardons Amir, notre Amir. Il fait partie de ces «enfants» magnifiques que nous avons le privilège «d’adopter» ici, d’intégrer à notre famille.
Amir a plus de trente ans, mais il a encore un visage d’enfant naïf qui recherche sa voie. Il a des tonnes de questions, des doutes par-dessus la tête mais, contrairement à la colombe du déluge, il n’a pas encore trouvé de branche d’olivier, il n’a pas encore trouvé le repos et la sérénité pour son âme tourmentée.
Il y a sept ans, il a perdu ses parents après de longues et pénibles maladies. Sur un coup de tête, il a quitté son Kibboutz natal et est parti «à la recherche de la vérité» en extrême Orient.
Durant des années, il s’initia aux diverses formes de spiritualité, d’une secte à l’autre ; il apprit les différentes formes de bouddhisme et d’hindouisme dans tous les détails. Grâce à ses connaissances, il devint même l’aide de camp attitré d’un des gourous, un médecin doué de pouvoirs magiques ainsi qu’il le définit. C’est alors qu’il a fini par arriver chez nous, dans notre Beth ‘Habad de Katmandou, au pied de l’Himalaya.
Au début, il semblait déstabilisé quand il entrait chez nous. Complètement perdu. Il ne nous connaissait pas encore et craignait notre réaction quand il parlerait de son gourou.
Bien vite, il comprit que, en ce qui nous concerne et comme tous les émissaires du Rabbi, nous l’accueillons comme un fils, sans conditions ; nos enfants l’entourent et le considèrent un peu comme un grand frère.
C’est à l’âge de trente-cinq ans qu’Amir a fêté, dans notre Beth ‘Habad, sa Bar Mitsva en grande pompe. Dans le Kibboutz où il passa son enfance, on n’avait même pas pris la peine de lui expliquer que les jeunes garçons juifs célèbrent une Bar Mitsva à l’âge de treize ans. Nous avons tout préparé et nous étions aussi émus que des parents biologiques. Amir avait mis les Téfiline avec une ferveur contagieuse qui nous réchauffa le cœur.
Au fur et à mesure, il se joignait davantage à la vie du Beth ‘Habad : prières, cours de Torah aide à l’organisation des repas et surtout il récitait le «Kaddich» à la mémoire de ses parents. Il assistait avec joie et intérêt aux réunions ‘hassidiques, nous demandait souvent des conseils, me considérait presque comme sa mère…
Il rencontrait encore de temps en temps son gourou et se sentait encore attiré par son magnétisme. Amir avait du mal à se détacher complètement des liens qui l’enchaînaient à ces sectes idolâtres.
«Vous comprenez ? tente-t-il de nous expliquer après le Kiddouch de vendredi soir, demain, Chabbat, ce sera le septième anniversaire du décès de ma mère. D’après le gourou, ce septième anniversaire marque la mort définitive de l’âme du défunt. C’est pourquoi cette cérémonie est si importante pour moi : je dois envoyer l’âme qui va mourir vers le Gange, le fleuve sacré selon la tradition hindoue. C’est dans ce fleuve qu’on pratique les incinérations. Je dois me concentrer sur les meilleurs souvenirs de ma maman chérie, les enfermer dans un sac et les jeter dans le fleuve. Demain, je m’habillerai en blanc en l’honneur de la cérémonie. Donc je ne pourrai pas réciter le Kaddich et vous ne me verrez pas non plus aux repas. A dimanche !»
Mon mari, Rav Chezky Lifshitz, lui jette un regard pénétrant, ne lui répond pas mais se met à raconter aux dizaines de convives qui partagent notre repas de Chabbat la Paracha de la semaine, Vaye’hi.
«Yaakov, notre père, est étendu sur son lit. Les douleurs sont intenses, il sait que l’heure approche mais il savoure encore la voix de ses petits enfants qui étudient la Torah à son chevet. «Toutes les souffrances que j’ai subies dans ma vie ne sont rien comparées au bonheur de voir des petits enfants aussi zélés que vous» affirme-t-il. Il reconnaît les pas de Yossef, son fils dont il a été privé si longtemps. Yossef qui est devenu vice roi d’Egypte, l’homme le plus puissant de la terre mais qui, pour rien au monde, ne laisserait à d’autres le privilège de servir son père, de le nourrir, de l’aider… Osnat, l’épouse de Yossef, observe la scène de loin, admire le lien si étroit entre le père et son fils. Combien elle aurait voulu, elle aussi, entretenir d’aussi bonnes relations avec ses parents !
Dix-sept ans en terre de Gochène. Yaakov se souvient encore de son angoisse quand il a dû quitter la terre d’Israël pour se rendre en Egypte, ce pays idolâtre. Mais il a envoyé Yehouda, son émissaire, qui s’est chargé d’établir un réseau d’écoles juives pour l’accueillir. Oui, ses enfants et leurs enfants continuent la tradition de son grand-père Avraham.
Yaakov fait appeler tous ses enfants : «Non, ne pleurez pas ! L’âme ne meurt jamais ! Vous avez la capacité, vous, vos enfants et vos descendants tout au long des générations de continuer notre tradition de telle sorte que ma vie sera éternelle. Toutes vos actions positives, toutes celles que moi je ne pourrai plus accomplir dans ce monde, permettront à mon âme de monter de niveau en niveau, dans le monde à venir !
Et Yaakov se redresse sur ses oreillers, malgré la douleur : «L’heure est arrivée de vous parler de ce qui me préoccupe depuis que je suis arrivé en Egypte. Yossef mon fils ! Avant que je ne rende l’âme à mon Créateur, jure-moi de faire monter mes ossements en Erets Israël, dans le caveau de Machpela à Hévron. Ne laissez personne faire de mon corps ou du souvenir de mon âme un objet de culte idolâtre ! Ne laissez pas sorciers et magiciens s’emparer de moi !»
Yaakov notre père n’est pas mort.
Amir, son arrière, arrière… petit-fils entre dans le Beth ‘Habad de Katmandou Chabbat matin. Il n’est pas allé à la cérémonie imposée par le gourou. Habillé d’un pantalon bleu et d’une belle chemise blanche, il prend le Talit (châle de prières), le pose sur ses épaules. Ses yeux brillent d’un éclat pur et illuminent l’âme de sa mère tandis que les mots du Kaddich résonnent jusqu’au trône divin :
«Yitgadal Veyitkadach… Que Son Grand Nom soit loué et sanctifié…»

‘Hannie Lifshitz – Katmandou (Népal)
‘Hadachot ‘Habad n°1219
traduite par Feiga Lubecki

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