La Torah relate que lorsque Yaakov partit avec sa famille s’installer en Egypte, pour un séjour qui allait durer plus de deux cents ans, «il envoya Yéhouda en avant… pour montrer le chemin» (Beréchit 46 : 28). Le mot hébreu lehorot («pour montrer le chemin») signifie, dans son sens littéral : «pour enseigner», «pour instruire», ce qui incite le Midrach à affirmer que le but de la mission de Yéhouda était «d’établir une maison d’étude d’où seraient diffusés les enseignements de la Torah».

Or Yossef résidait déjà en Egypte et Yaakov avait reçu l’information qu’un éloignement de vingt-deux ans de chez lui n’avait en rien diminué ses connaissances et son engagement à la Torah. De plus, il allait de soi que Yossef avait l’autorité et les moyens de construire dans l’empire la plus magnifique yéchiva. Pourquoi donc Yaakov désirait-il que Yéhouda, un émigrant sans le sou, parlant à peine la langue, soit celui qui installe cette maison d’étude qui allait servir au peuple juif en Egypte ?

Yéhouda et Yossef
Les enfants de Yaakov se divisaient en deux groupes : d’une part, il y avait dix des douze frères, conduits par Yéhouda et de l’autre, Yossef dont les différends avec ses frères avaient causé tant de souffrance et de querelles dans la famille de Yaakov.

Ce conflit entre Yossef et ses frères remontait plus loin qu’une tunique colorée ou qu’une préférence dans l’affection d’un père (voir Vayéchev). Il s’agissait d’une opposition entre deux perspectives, deux approches de la vie pour le Juif qui vit dans un monde païen.

Avraham, Its’hak et Yaakov avaient été des bergers, tout comme l’étaient les frères de Yossef. Ils avaient choisi cette vocation parce que cette vie, une vie d’ascèse, de communion avec la nature et distante du tumulte et de la superficialité de la société, était plus propice à leurs quêtes spirituelles. Tout en surveillant leurs troupeaux dans les vallées et sur les collines de Canaan, ils pouvaient tourner le dos aux préoccupations matérielles et contempler la majesté du Créateur, avec un esprit clair et un cœur tranquille.

Yossef était l’exception. C’était un homme du monde, ich matslia’h, «homme à succès» (Beréchit 39 :2) dans les affaires et en politique. Vendu comme esclave, il avait vite fait de devenir le gérant des affaires de son maître. Jeté en prison, il fi bientôt partie des chefs de l’administration pénitentiaire. Il en sortit pour devenir vice roi d’Egypte, le second, après le pharaon, de la nation la plus puissante de la terre.

Et pourtant, rien de tout cela ne l’affecta. Esclave, prisonnier, dirigeant des millions d’âmes, contrôlant la richesse de l’empire, rien n’y fit : le même Yossef qui avait étudié aux pieds de son père traversait les palais et les sièges du gouvernement de l’empire.

Sa personnalité profonde, morale et spirituelle, venait de son intériorité et n’était en rien affectée par la société, l’environnement dans lesquels il évoluait, pas plus que par ses occupations qui l’accaparaient vingt-quatre heures par jour.

L’antagonisme entre Yossef et ses frères était celui qui opposait une tradition spirituelle et un nouveau matérialisme, une communauté de bergers et un entrepreneur. Les frères ne pouvaient accepter qu’une personne puisse mener une existence profane sans devenir matérialiste, qu’une personne puisse rester unie avec D.ieu tout en se plongeant dans les affaires de la société la plus dépravée au monde.

Et c’est Yossef qui devait sortir victorieux de ce conflit. L’ascèse spirituelle qui avait caractérisé les trois premières générations de l’histoire juive était destinée à prendre fin. Yaakov et sa famille déménagèrent en Egypte où «le creuset» de l’exil allait forger leurs descendants et en faire la nation d’Israël. Comme Yossef en avait eu la prémonition dans ses rêves, ses frères et son père s’inclinèrent devant lui, indiquant par là la soumission de leur approche à la sienne. Yaakov avait compris depuis toujours la signification de ces rêves et avait attendu leur réalisation. Les frères de Yossef, quant à eux, qui trouvaient plus difficile d’accepter que l’ère des bergers touchait à sa fin, le combattirent pendant vingt-deux ans. Finalement, ils en vinrent eux-aussi à accepter le défi historique qu’allait devoir relever Israël, en vivant une vie spirituelle dans un environnement matérialiste.

Les pères fondateurs
Ce fut néanmoins Yéhouda, et non Yossef, qui fut choisi pour établir cette maison d’étude qui servirait comme source d’enseignement de la Torah pour les Juifs en Egypte.

Les trois premières générations de la vie juive n’avaient pas constitué un «faux départ». Bien au contraire, elles étaient les fondements de tout ce qui allait suivre. C’est là que Yossef prit la force de persévérer dans sa foi et sa droiture dans un environnement étranger. C’est sur ces fondements que l’édifice tout entier de l’histoire juive allait être bâti.

Le Juif vit dans un monde matériel mais ses racines sont enfouies dans le sol d’une spiritualité parfaite. Dans sa vie quotidienne, il doit être un Yossef mais son éducation doit lui être donnée par un Yéhouda.

Basé sur une si’ha du Rabbi, le 2 Tévet 5722 (9 décembre 1961)

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