L’une des plus mystérieuses morts que relate la Bible est celle qui mit fin à la vie des deux fils d’Aharon : Nadav et Avihou, alors qu’ils faisaient l’offrande d’encens dans le Temple. «Un feu descendit et les consuma et ils moururent devant D.ieu».
Si la manière dont ils moururent est claire, la cause, elle, ne l’est pas. La logique divine qui se cache derrière cette tragédie a interpelé de nombreux commentateurs, à toutes les époques.
Ils ont offert un certain nombre d’explications s’appuyant, en grande partie, sur le langage et le contexte du récit biblique. Entre autres : ils avaient pénétré le Saint des Saints du Tabernacle, sans permission divine, ils ne portaient pas les vêtements adéquats pour le service sacerdotal, ils ne s’étaient jamais mariés etc. Mais n’existe-t-il pas une approche des faits qui pourrait jeter une autre lumière sur leurs actions ?

Un portrait contradictoire

Ecoutons la conversation qui se tint entre Moché et Aharon, tout de suite après qu’Aharon eut subi cette immense perte.
Moché s’adressa ainsi à Aharon : «Mon frère, au mont Sinaï, D.ieu m’a dit : «Je sanctifierai cette Maison et c’est par l’intermédiaire d’un grand homme que Je la sanctifierai». J’ai alors pensé que ce serait par ton intermédiaire ou par le mien que cette Maison serait sanctifiée. Mais maintenant je vois que tes deux fils sont plus grands que toi et moi. » C’est là un éloge surprenant : il semble donc qu’avec toutes les raisons invoquées pour la mort de Nadav et Avihou, nous n’ayons qu’une explication partielle du récit.

Le baiser de la mort

Rabbi ‘Haïm Benattar, le Or Ha’haïm, commentateur du XVIIème Siècle, propose une explication qui nous permet d’entrevoir la mort des deux frères dans une vision sainte de leur dernier acte.
«Ils approchèrent la lumière surnaturelle, mus par leur immense amour pour le Saint et ils en moururent donc par un ‘baiser divin’ comme celui qu’expérimentent les justes parfaits… Tel est le sens du verset : ‘Ils se rapprochèrent de D.ieu et ils moururent’.»
Le Or Ha’haïm suggère ainsi que les fils extraordinaires d’Aharon moururent d’une trop grande dose de spiritualité. En d’autres termes, ils moururent pour D.ieu.

Religion et non spiritualité

Rabbi Chnéor Zalman de Lyadi, fondateur de la ‘Hassidout ‘Habad, dit un jour à l’un de ses disciples, centré sur lui-même, qui lui demandait une bénédiction : «Jusqu’à maintenant, tu t’es concentré sur ce dont tu as besoin de la part de D.ieu. Il est temps que tu te demandes : ‘Qu’a-t-on besoin de ma part ?’».
C’est une question fondamentale. Une question qui va jusqu’au cœur de la différence entre deux mots et deux mondes que l’on lie souvent : religion et spiritualité, extrêmement différents l’un de l’autre.
Ce qui anime ceux qui sont en quête de spiritualité est la recherche de signification et de transcendance, quête qui se présente de plus en plus comme un besoin humain. Ce n’est pas le désir de trouver et de vivre une vérité ultime qui anime la plupart des quêtes spirituelles mais le désir de ressentir de la spiritualité au-delà de la matérialité. Il s’agit souvent de satisfactions personnelles.
La religion, par contre, peut être définie dans sa forme idéale comme la recherche de la Vérité et un engagement absolu, sans compromis pour elle, quels que soient les défis à surmonter et les difficultés rencontrées. Le thème central dans la religion est la notion de «service». «Je suis ici pour servir et non pour être servi» est la devise de l’homme religieux. Et c’est précisément là que faillirent Nadav et Avihou.
Ces âmes supérieures étaient réellement animées d’un amour intense pour leur Créateur. Mais ils échouèrent dans la question religieuse essentielle : non «que peut faire D.ieu pour moi ?» mais «que puis-je faire pour D.ieu ?».
D.ieu les avait créés comme des êtres humains physiques pour qu’ils élèvent leur environnement et leur existence matériels, dans leur corps et pas seulement dans leur esprit. Mais leur désir était autre : ils voulaient échapper à la matérialité et disparaître dans l’au-delà. C’est la raison pour laquelle ils s’aventurèrent jusqu’au point de non retour.
Comme l’exprime le Or Ha’haïm : «Bien qu’ils pressentissent leur propre disparition, cela ne les empêcha pas de s’approcher de D.ieu dans l’attachement, le délice, la délectation, l’amour, les baisers et la douceur, au point que leur âme les quitta. »
En somme : le religieux et le spirituel peuvent tous deux s’engager dans le même rite ou le même rituel, prier et méditer sur le même psaume, chanter, danser au son de la même mélodie céleste, et pourtant, l’un sert et l’autre est servi. Le premier se perd dans le Divin, le second s’y retrouve.

La leçon

Un homme profondément immergé dans le monde de la drogue rendit, un jour, visite au Rabbi. Il lui décrivit avec excitation l’un de ses «voyages» comme ayant été une expérience profondément émouvante.
«Vous avez bien nommé la chose, lui répondit le Rabbi, après avoir écouté patiemment son récit. Ce que vous m’avez décrit est exactement cela : juste une expérience…»
Le judaïsme n’est pas une religion qui propose une échappatoire, du sensationnel mais de l’action dans le présent immédiat. Nous n’avons pas été mis sur cette terre pour vivre une expérience mais pour agir. Ressentir est agréable mais agir est juste. C’est la raison pour laquelle c’est le triste récit de la mort de Nadav et Avihou qui introduit les lois de Yom Kippour.
En ce jour, nous nous sentons purs et saints, comme des anges. Mais lors d’un jour de semaine ordinaire, en sanctifiant l’existence matérielle qui est la nôtre, nous atteignons un niveau supérieur à celui des anges : nous touchons D.ieu Lui-même. Car selon Son plan propre, c’est là qu’on peut Le trouver : caché sous les épais voiles du lendemain.

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