Editorial
Une simple vie juiveNotre temps aime les classifications faciles. C’est ainsi que certains affectent de mettre d’un côté ce qu’il est convenu d’appeler les choses de « religion » et d’un autre les affaires dites « civiles ». On crée ainsi des territoires bien définis, élevant des barrières intellectuelles qu’on espère infranchissables entre des domaines de la pensée humaine. Cette attitude a certes des origines socio-historiques compréhensibles. Cependant, appliquée au judaïsme, elle ne peut prévenir l’apparition d’une certaine gêne. Car celui-ci est aussi éloigné de la notion de religion qu’il peut l’être, par exemple, de celle d’idéologie.
De fait, l’idée de « religion » s’accompagne généralement de la vision de rites séculaires, de pratiques à sens mystiques, d’un spiritualisme pour qui le monde n’est jamais qu’un lieu d’hébergement transitoire. Si cela a des conséquences en termes sociaux, politiques ou économiques, ce n’est alors qu’à titre secondaire. L’action de la « religion » est, comme par nature, « ailleurs ». Certes, le judaïsme est également constitué d’un ensemble de pratiques codifiées et ce n’est pas en vain que l’on a souvent souligné l’importance de son ritualisme. Il est pourtant bien autre chose : un mode de vie construit et global, une façon de considérer le monde. Bien sûr, le but ne peut être en aucune façon d’instaurer une quelconque théocratie mais, à titre individuel, l’acte « civil » est d’une portée aussi déterminante que l’action qu’on qualifiera de plus spécifiquement « religieuse ». Pourrait-il, du reste, en être autrement ? Si le judaïsme a pour ambition d’établir le lien entre l’homme et D.ieu, ramener sa mise en œuvre aux heures privilégiées du rite ou de l’étude reviendrait à en limiter l’application et, partant, l’importance. Inversement, si cette notion courre bien au cœur du judaïsme, elle doit trouver son expression à chaque heure du jour ou de la nuit, dans tous les domaines de l’activité humaine. En d’autres termes, la judaïté se vit pleinement avec la constance du bonheur et non avec les à-coups de l’incertitude.
Peut-être est-ce là, justement, la richesse de son message. La vie se construit de tout ce que l’homme en fait et le service divin est une manière de dire son développement harmonieux, comme une lumière qui, l’habitant profondément, lui confère chaleur et énergie. C’est dire qu’il revient à chacun de choisir une vie plus pleine et signifiante, au sens où chaque acte est porteur d’un élément essentiel qui le dépasse. C’est dire aussi que chaque action a la capacité de transformer profondément le monde qui lui sert de théâtre. Transformer le monde, pour tous les hommes : un projet d’avenir.
Etincelles de Machiah
La justesse du jugementIsaïe (11 :4), décrivant l’œuvre de Machia’h, déclare : “Il jugera le pauvre avec justesse”. Le pauvre est ici désigné, en hébreu, par le terme “dal”. Il est celui qui ne parvient pas à se contrôler. Il sait discerner le bien et le mal mais il manque de la détermination nécessaire pour traduire cette compréhension dans la pratique quotidienne. Le mot qui le désigne, “dal”, souligne ce manque. La Torah (Lévitique 14 :21) le traduit ainsi : “Celui dont la main n’atteint pas”.
Cet homme spirituellement pauvre qui ne parvient pas à “se prendre en main” sera jugé par Machia’h, annonce le prophète. Mais ce jugement sera mené avec “justesse” car Machia’h relèvera ses circonstances atténuantes.
(d’après Likouteï Dibourim, vol. II, p. 645) H.N.
Vivre avec la Paracha
Michpatim : Il était une fois un âneIl avait une ossature solide, une peau épaisse et un esprit têtu. Et comme tous les ânes avant lui, depuis l’aube de l’histoire des ânes, il était né pour servir un maître. Ce dernier mit de lourdes charges sur son dos : des provisions et des produits qu’il devait emporter au marché. Mais l’animal resta immobile, mâchant de l’herbe.
Un homme passa et dit au maître : «Quel animal têtu ! Bats-le avec ton fouet». Mais l’animal enfonça ses sabots plus profondément dans la terre et refusa de bouger.
Un autre homme passa et dit au propriétaire de l’âne : «Tu dois apprendre à ta bête quel est son rôle. Sa charge est trop légère alors il croit que tout ce qu’il a à faire est de mâchonner de l’herbe». Alors, on fit apporter des casseroles et des poêles, des choux et des livres pour augmenter la charge. La charge augmenta tant et si bien que l’animal s’effondra.
Un troisième homme arriva et dit : «De toutes les manières, qui a besoin de cet animal idiot ? Tu ferais bien de te débarrasser de lui. Toutes ces choses sur son dos sont inutiles pour les hommes d’esprit. Abandonne ton animal et sa charge et suis-moi. Je vais te montrer la porte du ciel».
Le maître hésitait encore. Il aimait son âne. Il aimait ses casseroles et ses poêles, ses choux et ses livres. Peut-être devrait-il les porter lui-même ? Mais il savait que cela ne lui était pas possible.
Un quatrième donneur de leçons arriva sur la scène. «Ne bats pas ton animal, dit-il. Ne le surcharge pas et ne l’abandonne pas. Aide-le».
«L’aider ?» s’étonna l’homme.
«Aide-le à porter sa charge. Montre-lui que le poids est partagé, qu’il ne fait pas seul le travail et que toi tu amasses les profits mais qu’il s’agit d’une aventure partagée dont vous bénéficierez tous deux. Si tu le considères comme un partenaire plutôt que comme un esclave, ton animal sera transformé. Son obstination va se transformer en endurance, sa force au lieu de te résister va t’aider».
L’homme aida l’âne à porter sa charge. La bête se leva, tendit ses membres. L’homme en fit de même et tous deux transportèrent la marchandise au marché.
Rabbi Israël Baal Chem Tov (1698-1760) vivait dans une époque où l’on considérait que le corps et l’âme étaient en conflit. C’était l’âge des rustres et des ascètes. Les «rustres» étaient en réalité des gens intelligents et sensibles mais pour la plupart, incultes. La pauvreté et les persécutions avaient conspiré pour mettre court à leurs études et les confiner dans des ateliers ou dans les champs, de l’aube à la nuit. Ils étaient rejetés car il était communément admis qu’une vie consacrée à des activités matérielles ne valait pas la peine d’être vécue.
Les ascètes constituaient l’élite de la communauté. Ils étaient des hommes qui passaient leurs nuits et leurs jours à étudier le Talmud et à se plonger dans les textes de la Cabbale. Ils jeûnaient fréquemment et s’abstenaient de tout plaisir matériel car il était généralement considéré que le corps était l’ennemi de l’âme.
L’âme se serait bien volontiers débarrassée de l’animal vulgaire avec lequel elle avait été jointe de force. Mais un problème se posait : pour servir D.ieu adéquatement, l’âme avait besoin d’accomplir des mitsvot, les commandements divins. Et pour ce faire, le corps était nécessaire : pour mettre les Téfilines sur le bras et sur la tête, pour manger la matsa à Pessa’h, et même pour étudier la Torah et prier. Cependant le corps n’en restait pas moins un animal primaire et obstiné, préférant mâchonner des gâteaux et des harengs que de porter le poids de l’âme.
Ainsi, le corps et l’âme restaient-ils emprisonnés dans un mariage de dépendance mutuelle, d’animosité et de mépris. Les ascètes tentaient d’affamer et de molester leur corps pour qu’il se soumette et d’augmenter son fardeau dans l’espoir qu’il comprendrait enfin. Les gens simples ne faisaient que marcher péniblement. La charge de l’âme était trop lourde pour qu’un corps puisse la porter seul. Si bien que de nombreux corps s’effondraient en route.
Et puis vint le Baal Chem Tov qui dit : «Ne battez pas votre animal. Ne le surchargez pas et ne l’abandonnez pas. Aidez-le !»
«L’aider ?» demandèrent les masses laissées pour compte.
«Aider l’animal ?» demandèrent les saints ascètes.
«Aider l’animal, enseigna le maître ‘hassidique. Le problème tient au fait que le corps porte la charge de l’âme. Mais les Mitsvot de D.ieu sont pour le corps comme pour l’âme. C’est autant la marchandise du corps que celle de l’âme ! Les Misvot raffinent le corps, l’élèvent, donnent un sens à son existence. Une Mitsva est un acte double, accompli par l’individu, par une âme et un corps joints et liés à D.ieu. Le corps conduit à l’essence de l’être et établit la relation avec D.ieu.
Quand l’âme considère le corps comme un allié plutôt que comme un ennemi, quand l’âme nourrit et inspire le corps plutôt que le battre, quand le corps sent que les Mitsvot sont sa propre charge et pas seulement celle de l’âme, alors sa force animale cesse de résister au fardeau et elle s’attelle pour le porter.»
Le Baal Chem Tov citait le passage suivant de la Torah :
Quand tu vois l’âne de ton ennemi ployer sous son fardeau et que tu rechignes à l’aider, assure-toi de lui venir en aide (Chemot 23 :5)
Ce passage est extrait de notre Paracha, Michpatim, qui établit bon nombre des lois régissant le code de comportement civil et moral entre les individus. Le sens premier du verset concerne une personne qui voit un âne surchargé s’effondrer sur la route et envisage d’ignorer ce qui se passe, car de toutes les façons, elle n’a aucune affinité avec le propriétaire de l’âne. A elle, la Torah enjoint : «bien qu’il s’agisse de l’âne de ton ennemi, tu dois l’aider».
Mais comme toute chose dans la Torah, un autre sens plus profond se dégage, un sens qui concerne notre vie intérieure.
Voici l’interprétation du Baal Chem Tov :
«Quand tu vois l’âne…» : quand tu considères ton corps (le mot hébreu pour «âne», ‘hamor, signifie aussi «argile», h’èmar, et «matérialité», ‘homer), et que tu le perçois comme
«ton ennemi», puisque ton âme aspire à D.ieu et à la spiritualité et que ton corps gène et empêche ces aspirations,
«ployer sous sa charge», la Torah et les Mitsvot qui sont en réalité également son fardeau, que lui a donné D.ieu pour le raffiner et l’élever ; mais le corps ne le reconnaît pas et regimbe contre sa charge. Quand tu vois tout cela, il se peut que tu
«rechignes à l’aider» : tu peux penser qu’il faut choisir la voie de la mortification de la chair pour briser la basse matérialité du corps ; pourtant, la Torah ne réside pas dans cette approche, mais plutôt
« assure-toi de lui venir en aide» : nourris le corps, inspire-le et élève-le pour que l’âme et le corps se complètent, s’accomplissent et s’aident mutuellement à porter la marchandise au marché.
Le Coin de la Halacha
En quoi consiste l’interdiction : «Tu ne convoiteras pas» (Exode 20. 14) ?Le dernier des Dix Commandements est : «Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain… sa femme, son serviteur, sa servante, son bœuf, son âne et tout ce qui est à ton prochain». Il est donc interdit de fomenter des projets pour obtenir ce qui appartient à l’autre. Ceci commence par la pensée, quand on décide d’acquérir coûte que coûte ce qui appartient à quelqu’un. Puis, si on agit en ce sens, par des pressions amicales ou des menaces, par un troc forcé ou une vente forcée, même en payant le prix fort, on transgresse cette interdiction.
La mauvaise pensée peut entraîner - c’est reconnu - de nombreuses fautes et on peut même être tenté de recourir au meurtre (que D.ieu préserve) pour obtenir l’objet convoité. C’est ce qui est arrivé au roi A’hab qui fit tuer Navote pour s’approprier sa vigne (Rois I – 21).
Il convient donc de maîtriser soigneusement ses envies afin de ne pas trébucher dans l’interdiction de «Tu ne voleras pas». Selon le Séfer Ha’hinou’h, cette interdiction s’applique également aux non-Juifs qui sont soumis à toutes ses ramifications.
Même s’il ne s’agit «que» d’une pensée cachée au fond du cœur, la Torah estime que «le cerveau domine le cœur» et que la réflexion objective doit diriger les sentiments. Ce principe s’applique aussi à d’autres commandements tels que : aimer D.ieu, craindre D.ieu, ne pas haïr, aimer son prochain etc… Ibn Ezra écrivait : «De même qu’un villageois n’aurait même pas l’idée de vouloir épouser la princesse, car il sait que cela est absolument hors de question, ainsi on devra s’interdire de convoiter tout ce qui appartient à un autre en sachant que toutes les manœuvres ne rendront jamais permise une acquisition frauduleuse».
F. L. (d’après Rav Yossef Ginsburgh)
De Recit de la Semaine
Dimanche, rue des Rosiers…Mes parents étaient des Juifs traditionalistes. Bien sûr, ils me rappelaient de temps en temps que j’étais juif mais cela ne signifiait pas grand chose pour moi. Nous nous rendions à la synagogue pour les fêtes et célébrions le Séder le soir de Pessa’h ainsi que le jeûne de Yom Kippour. Mais pour moi, ce n’était que des formalités religieuses, familiales, sans réelle profondeur spirituelle.
Un dimanche, alors que je me promenais dans le fameux quartier du «Pletzel», rue des Rosiers à Paris, un jeune ‘Hassid me demanda si j’étais juif. Bien sûr, je répondis par l’affirmative. Il me proposa alors de mettre les Téfilines ; je refusai en haussant les épaules et je continuai ma route.
De nature, je suis plutôt curieux. Mes collègues à l’Université prétendent que la phrase que j’utilise le plus souvent est : «Prouvez-le !» Mais la proposition du jeune homme m’avait intrigué. Au fond, que signifiait cette identité juive ? Quel était l’intérêt de pratiquer ces quelques rites qu’on m’avait enseignés s’ils n’avaient aucune signification profonde ? Soudain, je me demandai pourquoi moi, un intellectuel évolué, je continuai à participer à des cérémonies religieuses qui n’avaient aucun sens, à part le respect que je devais à mes parents.
Plus le temps passait, plus cette question de l’identité juive me tracassait. J’éprouvais véritablement une crise morale qui affectait ma vie de tous les jours. J’achetai de nombreux livres, je me renseignai à droite et à gauche mais sans trouver de réponses satisfaisantes.
Quelques mois plus tard, au printemps 1983, je retournai «par hasard» rue des Rosiers. Cette fois-ci, les Loubavitch disposaient d’un petit stand avec un magnétophone mais avec une seule cassette : celle-ci n’arrêtait pas de diffuser un chant ‘hassidique joyeux sur un verset des Psaumes (je sus plus tard que c’était le Psaume correspondant alors à l’âge du Rabbi cette année-là). Bien que mes connaissances en hébreu soient limitées, je finis par «enregistrer» dans ma mémoire les quatre mots du refrain : «Kouma Elokim, Chafta Haarets…» («lève-toi, Eternel, juge la terre…»).
De loin, j’observai assez longtemps ce qui se passait autour de ce stand. Les jeunes gens en charge s’appliquaient : ils étaient sérieux et sincères, animés d’une foi joyeuse. Je m’approchai de l’un d’entre eux, âgé d’environ vingt ans et il me proposa, en toute simplicité, des cours de ‘Hassidout. Mais l’idée ne m’enthousiasmait pas : «Si D.ieu existe, je veux y ‘parvenir’ par ma propre démarche et non parce que quelqu’un m’en aurait persuadé !» Pas découragé pour autant, le jeune homme qui continuait de mettre les Téfilines aux passants, me parla du Rabbi et me conseilla de lui écrire : «Il comprend le français et saura répondre à vos questions» ajouta-t-il en me tendant un papier avec l’adresse du Rabbi.
Je pris sa suggestion au sérieux et écrivis, quelques jours plus tard, une lettre longue et détaillée. Je mentionnai les questions qui m’avaient tracassé ces derniers mois depuis ma première rencontre avec les jeunes ‘Hassidim, rue des Rosiers. Je mentionnai mes doutes – si cartésiens et si typiquement français – quant à l’existence de D.ieu et à la nécessité de pratiquer des rites religieux. Je conclus en souhaitant que le Rabbi me procure une réponse toute intellectuelle qui apaiserait mes angoisses. J’envoyai la lettre et me sentis déjà un peu mieux.
Tous les jours, je guettais la réponse du Rabbi dans ma boîte aux lettres. Mais elle tardait et j’en étais fort déçu. Trois mois passèrent et je finis par me persuader qu’il n’y aurait pas de réponse.
Un matin – je sus plus tard que c’était le 13 Elloul 1983 – je me réveillai en pleine forme, contrairement à mon habitude ces derniers temps. A peine levé, je me mis à chanter et, tout étonné, je remarquai que les paroles n’étaient autres que «Kouma Elokim, Chafta Haarets…». Je n’étais plus assailli par mes propres questions et, tout en me rendant à mon travail, je continuai de chanter. De fait, j’avais tout simplement envie de prier et c’était les seuls mots que j’avais enregistrés en hébreu dans ma mémoire… Instinctivement je sus que ma vie ne serait plus la même…
Le même jour, je me procurai de la nourriture cachère et j’achetai le «Kitsour Choul’hane Arou’h» afin d’apprendre sérieusement les lois de la vie juive. Quelques jours plus tard, j’achetai des Téfilines et me promis de les mettre chaque jour. En rentrant chez moi, j’ouvris la boîte aux lettres : une lettre de Brooklyn ! Le Rabbi m’avait répondu, justement le 13 Elloul !
Le plus curieux, c’est que justement le Rabbi ne me répondait pas sur un mode intellectuel, bien que je sache que de nombreux livres contiennent les lettres qu’il a envoyées à différentes personnes à propos de leurs doutes sur la foi en D.ieu. Non, le Rabbi m’écrivait très brièvement : 1) il lirait ma lettre auprès du tombeau de son beau-père, le Rabbi précédent, ce que j’interprétai comme le fait que mes questions relevaient davantage de ma santé mentale - et donc du domaine de la prière - que de la discussion intellectuelle.
2) il m’assurait que je trouverai la réponse à mes questions grâce à la pratique scrupuleuse des Mitsvot.
Par la suite, les circonstances m’ont amené à fréquenter plutôt une Yechiva «lithuanienne», mais il est évident que c’est le Rabbi qui m’a ramené vers le judaïsme.
Quand je pense qu’autrement, je serais devenu un professeur d’université assimilé de plus…
Grâce au Rabbi, je suis maintenant à la tête d’une famille nombreuse et mes enfants étudient la Torah qu’ils vivent intensément et sincèrement.
Raconté par A. S.
Kfar Chabad
traduit par Feiga Lubecki