Il y a quelques années, j’étais installé dans un fauteuil d’un hôtel à Cracovie. Une femme polonaise âgée s’approcha de moi. Elle semblait troublée, inquiète.
“ A votre aspect, dit-elle, je vois que vous êtes un rabbin et je m’adresse à vous car j’ai besoin d’un conseil ”.
“ Je vous en prie, si je puis vous aider… ”
La femme s’assit en face de moi et me raconta son histoire.
“ Quand la seconde guerre mondiale éclata, j’étais une petite fille. Pour me sauver, mes parents me confièrent à une famille de prêtres chrétiens de la ville. Tout devint très difficile. Je ne revis plus jamais mes parents et ma famille d’adoption me considérait comme un élément étranger. Tout était prétexte pour me gronder et me mépriser.
“ Un jour, j’ai décidé de quitter cette maison. Au milieu de la nuit, je me suis levée et me suis enfuie à toutes jambes. J’ai couru et couru sous la pluie battante sans jamais me retourner. Au matin, je suis arrivée dans un village où personne ne me connaissait. J’ai caché mes origines juives et inventé une histoire abracadabrante pour justifier ma présence.
“ Je me suis si bien adaptée à la vie du village que j’ai vite trouvé un logis et un travail et les habitants me considéraient comme l’une des leurs. Petit à petit, j’en ai même oublié mes origines et ma famille.
“ Au bout de quelques années, je me suis mariée à un jeune Polonais qui m’avait toujours aidée. Il était très gentil et je suis heureuse avec lui. Nous avons trois garçons qui, par la suite, se sont mariés.
“ Il y a quelque temps, les médecins m’ont avertie que je développais une maladie grave et ne m’ont donné que quelques mois à vivre. J’ai donc commencé à me préparer à prendre congé de ce monde.
“ Voici qu’il y a quelques jours, ma mère m’est apparue en rêve, elle pleurait et me suppliait : “ Ma chère fille, tu as vécu presque toute ta vie comme une chrétienne, sans Chabbat, jours de fêtes, ou cacherout. Je t’en prie, fais tout pour qu’au moins tu sois enterrée comme une Juive dans un cimetière juif ! ”
“ Et maintenant, monsieur le Rabbin, aidez-moi. Comment pourrais-je faire de la peine à mon mari si dévoué et à mes enfants en leur dévoilant que toute ma vie je leur ai caché ma véritable identité ? Je suis malade et ne désire qu’une chose : terminer ma vie dans la paix et la sérénité et non dans la dispute avec les gens qui me sont le plus chers ! ”
Elle soupira comme si un grand poids venait de lui être enlevé rien que parce qu’elle avait partagé son inquiétude. Quant à moi, je réfléchis longtemps à sa triste histoire et je finis par lui conseiller ceci :
- “ Avez-vous une bonne amie ? ”
- “ Oui, bien sûr ”, répondit-elle.
- “ S’il en est ainsi, écrivez toute votre histoire ainsi que votre dernier souhait - d’être enterrée dans un cimetière juif - et confiez la lettre fermée à votre amie, avec comme consigne de ne la donner à votre mari qu’après votre décès. Je suis sûr, puisque c’est un brave homme, qu’il respectera votre dernière volonté ”.
Soulagée, la femme me remercia chaleureusement pour cette bonne idée. Je ne l’ai plus jamais revue.
* * *
Les années passèrent et j’eus de nouveau l’occasion de me rendre en Pologne. Cette fois je m’installais à Varsovie, la capitale. Un jour je hélai un taxi pour m’amener dans la ville de Biala. Le chauffeur semblait être un homme honnête. Nous avons traversé villes et villages et je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes les communautés juives qui s’y étaient épanouies mais qui avaient été détruites de la manière la plus horrible.
Le chauffeur brisa le silence.
“ J’ai une histoire intéressante à vous raconter.
“ Il y a quelques années, ma mère est décédée d’une grave maladie. Alors que nous étions encore très peinés et que nous préparions ses obsèques, une des voisines a frappé à la porte. En pleurant, elle tendit à mon père une lettre que ma mère avait demandé de lui confier de suite après son décès.
“ Dans sa lettre, ma mère s’excusait d’avoir volontairement toujours caché sa véritable identité juive et demandait à être enterrée dans un cimetière juif. Nous étions stupéfaits. Mon père est devenu pâle comme un linge et ses yeux regardaient le vide. Puis il se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Finalement il décida : “ Pour le moment, nous allons l’enterrer normalement dans le cimetière chrétien local afin de ne pas éveiller méfiance et soupçons. Plus tard, nous annoncerons que nous la transférerons à Titchine pour qu’elle puisse reposer à côté de ses parents ; ainsi nous pourrons l’enterrer dans un cimetière juif ”.
A ce point du récit, la voix de mon chauffeur s’étrangla d’émotion. Il était très ému et, à dire vrai, moi aussi, et pour cause ! Mais l’histoire n’était pas finie.
“ Il y a quelques mois, continua le chauffeur, mon père a eu une crise cardiaque. Nous avons compris que ses jours étaient comptés. Un soir, il nous a tous appelés à son chevet et nous a dit : “ Vous souvenez-vous de la lettre posthume de votre mère ? Sachez que moi aussi je suis juif et, comme elle, j’ai été obligé de cacher mon identité pour sauver ma vie. Je vous en supplie, enterrez-moi aussi à côté d’elle, dans le cimetière juif de Titchine ”.
J’avais le cœur serré. Je lui demandai, pour plus de sûreté, le nom de sa mère : c’était bien la femme que j’avais rencontrée à Cracovie mais je n’ai pas voulu dire à mon chauffeur que c’était moi qui l’avait ainsi conseillée.
Le silence s’installa à nouveau entre nous. Le chauffeur était perdu dans ses pensées et moi je pensais à toutes les souffrances encore actuelles de la Shoah et à l’étincelle juive qui continue de briller en chacun d’entre nous.
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 1 novembre 2013