Le dimanche 24 Adar 1944, les soldats nazis envahirent la Hongrie. A cette époque, ce pays faisait encore figure de havre de paix dans l’Europe mise à feu et à sang. Près d’un million de Juifs y habitaient ou s’y étaient réfugiés. Les Nazis sentaient que le vent tournait contre eux car ils essuyaient de plus en plus de revers militaires devant l’armée russe qui avait reconquis l’Ukraine et se dirigeait vers les Carpates. Mais les Nazis n’étaient pas prêts à lâcher leurs proies : les Juifs innocents et sans défense.

Avec une vitesse et une efficacité monstrueuses, les SS guidés par Eichmann – que son nom soit effacé – éditèrent des décrets, établirent des ghettos et envoyèrent des centaines de trains bondés vers Auschwitz : en trois mois, à raison de dix mille morts par jour !!! Plus de 300 000 Juifs hongrois furent assassinés dans les chambres à gaz.

J’y étais – avec celui qui, par la suite, allait devenir le beau-père de mon fils : le Rabbi de Klausenburg. C’est avec lui que j’ai survécu. Aucun crayon ne peut décrire les visions de cauchemar, avec la vue et l’odeur des crématoires et cette déshumanisation insupportable.

C’est là pourtant que le Rabbi de Klausenburg se révéla surhumain. Comme s’il était au-dessus de ce qui l’entourait bien qu’il soit comme nous soumis aux tortures quotidiennes des coups, du manque d’hygiène, de la faim. Il refusa absolument de manger toute nourriture cuisinée qui, de toute manière, était tout à fait insuffisante. Je me souviens comment il était scrupuleux et répétait des paroles de Torah le Chabbat, pour lui-même comme s’il était devant ses ‘Hassidim à Klausenburg et surtout à l’heure du troisième repas, avant la fin du Chabbat : il couvrait alors sa tête avec sa veste rayée de déporté…

Après des jours de travaux forcés épuisants, j’ai été désigné pour nettoyer les ruines du ghetto de Varsovie : dans le train où on nous avait entassés comme des bestiaux, sans nourriture, j’ai retrouvé le Rabbi de Klausenburg. Durant les trois jours de ce voyage hallucinant, quelqu’un avait trouvé un bol et avait recueilli des gouttes de pluie. Le Rabbi lui demanda ce bol : à notre grand étonnement, il n’en but pas une goutte mais se lava les mains rituellement…

Après Varsovie, nous avons été amenés à Dachau, puis à Mihaldorf en Allemagne. Nous y avons encore passé neuf mois épouvantables.

Le lundi 17 Iyar 1945, on nous avait entassés dans un train qui allait et venait dans un sens puis dans l’autre et qui finit par s’arrêter près du village de Tunzig. Brusquement, les soldats nazis avaient disparu et l’armée américaine nous a libérés.

Le Rabbi de Klausenburg avait perdu dans les camps sa femme et ses onze enfants. Que D.ieu venge leur sang. Et malgré cela, le même jour, il reprit des forces : tremblant de fièvre et de fatigue, alors qu’il n’avait lui-même que la peau sur les os, il décida d’entreprendre ce qu’on appelle dans la tradition juive «le Bienfait de Vérité». Il avait remarqué les nombreux cadavres qui jonchaient le sol autour de Tunzig : nous avions reconnu certains de nos camarades des camps. Le Rabbi se rendit chez le maire du village, en compagnie des officiers américains, pour demander un carré juif dans le petit cimetière. Il avait tracé une séparation de quatre coudées et, sous sa direction, nous avons procédé aux enterrements. Nous étions une quinzaine de survivants et nous avons porté, lavé et enterré nos camarades, conformément à la tradition : à la suite de cela, comme nous, le Rabbi contracta le typhus…

Une vingtaine d’années plus tard, alors que je m’efforçais d’oublier tout cela, j’ai rencontré à Londres Rav Avraham Its’hak Glick qui me parla en termes élogieux du Rabbi de Loubavitch. Je lui demandai de me raconter une anecdote à son sujet et il accepta bien volontiers : «Un jour, j’ai reçu un appel du secrétaire du Rabbi, Rav Hodakov : «Le Rabbi vous propose une mission et si vous l’accomplissez exactement, il vous promet le Monde Futur !». Étonné, je demandai de quoi s’agissait-il. «Voilà : dans un village perdu d’Allemagne (le Rabbi nomma le village), non loin de Munich, se trouve un cimetière communal où sont enterrés des Kedochim, des Juifs tués par les Nazis. A cause de la situation à cette époque, ils ont été enterrés près des non-Juifs, avec une sorte de barrière entre les deux populations. Comme le cimetière s’est agrandi au fil des années, les tombes juives sont entourées de tous les côtés et la barrière a pratiquement disparu. Ces Kedochim sont donc maintenant presque mélangés à leurs tortionnaires… Je vous demande, poursuivait le secrétaire du Rabbi, de vous y rendre immédiatement, d’obtenir les permis nécessaires et d’entourer les tombes juives d’une barrière de béton haute d’au moins deux mètres tout autour. Quand vous aurez fini, le Rabbi demande que vous lui envoyiez des photos de tous les côtés du cimetière !».

A cette époque, continua Rav Glick, je n’étais pas encore un ‘Hassid de Loubavitch comme maintenant et je demandai au secrétaire pourquoi le Rabbi m’avait choisi justement moi. Il répondit que c’était sans doute parce que je connaissais bien la langue allemande et que j’avais des relations étroites avec certains rois et gouvernants européens.

Après une telle promesse du Rabbi, je me suis bien entendu attelé à la tâche : je suis allé en Allemagne, j’ai trouvé le village, j’ai effectué les travaux et j’ai envoyé au Rabbi les photos. Peu de temps après, j’ai reçu un télégramme du Rabbi qui me remerciait pour la mission et les photos et assurait qu’il tiendrait sa promesse.

Alors que Rav Glick racontait son histoire, je suis resté collé à ma chaise : les images me revenaient, mon cœur battait à tout rompre… Rav Glick m’apporta un verre d’eau. J’étais de plus en plus pâle. Je lui demandai le nom du village :

- Tunzig ! répondit-il.

J’ai connu nombre des Kedochim que j’ai enterrés à Tunzig. Aucun d’entre eux n’était un ‘Hassid de Loubavitch mais le Rabbi de Loubavitch qui demeurait à Brooklyn ne pouvait rester serein parce qu’en Allemagne, des Juifs n’étaient pas enterrés de manière parfaite.

Autant que je sache, aucun d’entre nous n’avait jamais raconté cela à qui que ce soit et certainement le Rabbi de Klausenburg lui-même n’avait jamais parlé de Tunzig au Rabbi.

Qui sait ? Ce sont sans doute ces Kedochim qui, depuis le Monde de Vérité, se sont adressés au chef de la génération pour qu’il veille à ce que ce «Bienfait de Vérité» soit accompli du mieux possible…

Rav Moché Weiss zal – Kfar Chabad N° 1636

Traduit par Feiga Lubecki

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