Les semaines succédaient aux mois de tension : Zalman Bronstein devait rester sans bouger dans des tranchées boueuses du champ de bataille russe durant la seconde Guerre mondiale. Obligé de viser l’ennemi allemand pour ne pas être tué lui-même, il ne cessait de penser à son épouse et ses trois enfants et c’était pour eux qu’il trouvait la force de continuer, malgré les dizaines de milliers de jeunes gens qui tombaient autour de lui comme des mouches. La guerre semblait ne devoir jamais cesser.

Un jour, il eut droit à une pause et un nouveau régiment de soldats russes vint prendre sa place pour qu’il puisse ramper en dehors de son abri et dormir de façon un peu plus confortable. Il s’écroula sur une planche et apprécia le peu de sommeil qu’on lui avait octroyé.

Soudain, un officier entra dans son bunker, chantant à tue-tête une marche militaire et le réveillant bien malencontreusement. Zalman ouvrit les yeux, sans comprendre pourquoi un officier de haut rang entrait dans le cabanon destiné aux simples soldats – juste pour se raser. Et surtout, il n’appréciait pas un détail : l’officier chantait faux !

- Camarade Officier ! Je suis désolé mais vous êtes en train de massacrer ce chant !

- Ah bon ? Et toi, tu connais ce chant ? Alors chante-le pour moi car il me plaît beaucoup et me donne du cœur à l’ouvrage !

Zalman regrettait déjà de s’être ainsi manifesté et de voir sa pause raccourcie d’autant mais il n’avait pas le choix et, malgré son humeur maussade, il chanta de toutes ses forces. L’officier était émerveillé et, en même temps, se perdit en récriminations contre le haut commandement de son armée qui envoyait un aussi bon chanteur au front : il promit d’évoquer le sujet lors de la prochaine réunion de son QG.

Tout en grognant de cette interruption forcée, Zalman retourna à ses rêves puis à son service au front. Plusieurs fois, il frôla la mort, avec des explosions non loin de lui mais, à chaque fois, il se représentait le visage de son saint maître, Rabbi Yossef Its’hak Schneerson de Loubavitch et il reprenait espoir. Il était certain que le Rabbi priait pour sa survie.

Après quelques jour, le haut-parleur de son bunker cracha un ordre : « Le chanteur Zalman Bronstein est appelé au Haut Commandement ! ». Il n’eut pas le temps de réfléchir et, quand il se présenta, l’officier lui transmit l’ordre suivant : « Prends toutes tes affaires et rampe hors d’ici mais attention ! Un seul mouvement de travers et… boum ! ».

Inquiet, Zalman se mit à ramper dans la boue, avec son sac sur le dos. Ce n’est que quand il arriva qu’on lui expliqua : il devait maintenant inspirer les soldats à la guerre en chantant de toutes ses forces, en y mettant tout son cœur ! Tous les chefs de brigade étaient éblouis par sa performance et, finalement, il fut décidé qu’il chanterait à tour de rôle devant les différents régiments. Tous les officiers se le disputaient ! Il devint le soliste attitré de l’Armée Rouge.

Sa promotion fut une source de fierté pour tous les soldats juifs. Une fois, l’un d’entre eux lui fit passer une note : pouvait-il chanter un chant en yiddish ? Oui, il y parvint, sans se faire remarquer et cela apporta un réconfort immense à ses infortunés camarades.

Le prochain concert, le plus important, devait se dérouler devant des centaines d’officiers de haut rang et de médecins. Mais c’était Yom Kippour ! Zalman était déterminé à ne pas chanter devant ces militaires en ce jour le plus saint de l’année et prétendit qu’il avait terriblement mal à la gorge, ce qui l’empêchait de se produire, malgré les supplications du chef d’orchestre.

Il en profita pour se retirer dans sa chambre et réciter les passages de la prière et des Psaumes dont il se souvenait. Soudain, on frappa à sa porte : trois officiers bardés de médailles indiquant leurs grades élevés lui demandèrent tout de go : « Sais-tu quel jour nous sommes ? ». Et, sans hésiter, sans baisser les yeux, il répondit : « Oui ! C’est Yom Kippour ! ».

- Nous aussi nous sommes juifs ! chuchotèrent-ils. Peux-tu chanter pour nous quelques passages de la prière ?

- Oui mais… Ici, c’est impossible ! Je suis supposé être incapable de chanter à cause d’un mal de gorge…

- Alors allons dans la forêt !

Zalman comprit combien cela leur tenait à cœur, combien ils désiraient renouer leur lien avec leurs parents et leur tradition plurimillénaire. Près d’un arbre, comme enveloppé d’un Talit de branchages, les yeux fermés, Zalman entonna Kol Nidré à voix basse, puis une deuxième et une troisième fois, de plus en plus fort comme le veut la tradition. Ensuite il passa à Ounetané Tokef, la prière si poignante de Rabbi Amnon :

A Roch Hachana, ils sont inscrits et à Yom Kippour ils sont scellés !

Qui vivra et qui décèdera

Qui en son temps et qui avant son temps !

Qui vivra dans le calme et qui errera

Qui sera pauvre et qui sera riche

Qui sera humble et qui sera élevé…

Il conclut avec un chant entraînant : « Hou Élokénou… », « Il est notre D.ieu, Il est notre Père… ». Il respira profondément et, doucement, rouvrit les yeux. Le spectacle qui s’offrait à lui devait à jamais s’imprimer dans sa mémoire : les trois officiers si endurcis par ces années de guerre étaient penchés en avant pour qu’on ne distingue pas leurs larmes qu’ils ne pouvaient contrôler, leurs âmes juives brillant de la flamme ardente du jour le plus saint de l’année…

« Qui sait, pensa-t-il, c’est sans doute pour cela que le Ciel dirigea les pas de cet officier non-juif dans ma chambre lors de ma pause dans le bunker… »

 

Peu après la fin de la guerre, Zalman Bronstein émigra en Terre Sainte et, en 1949, participa à la fondation du village Kfar ‘Habad. Durant des années, il servit de cantor pour les offices de Roch Hachana et Yom Kippour, suscitant à chaque fois des torrents de larmes d’émotion parmi ces rescapés.

Yerachmiel Tilles – Sichat Hachavoua N° 1081

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