Rav Moshe Plutchok enseigne à la Yechiva Derech Chaim de Brooklyn. Comme tant d’autres citadins, il passe l’été dans les montagnes de Monticello où il donne des cours l’après-midi dans un Kollel, institution d’études juives avancées pour jeunes gens mariés.
Un jour, il y a quelques années, Rav Plutchok remarqua un homme d’affaires qui rentrait dans la salle d’étude avec une Guemara traduite en anglais. C’était un débutant et il n’était pas vraiment à sa place puisqu’à l’évidence, il ne maîtrisait ni l’hébreu ni l’araméen. Néanmoins, il fut accueilli chaleureusement par tous ces rabbins : il s’asseyait, ouvrait la Guemara, écoutait avec enthousiasme. Quand il avait une question, il la posait sans se gêner à l’un ou l’autre de ses voisins de table, bien qu’ils soient plus jeunes que lui.
Rav Plutchok eut l’occasion de lui parler plusieurs fois. Il s’avéra que l’homme souffrait malheureusement d’une grave maladie à un stade avancé : Rav Plutchok était en admiration devant cet homme qui, malgré sa maladie, venait chaque matin étudier avec persévérance et entêtement mais celui-ci affirma :
- Monsieur le rabbin, je vais vous avouer la vérité. C’est la Guemara traduite en anglais qui me porte. Voyez-vous, je n’ai jamais eu la chance de pouvoir étudier dans une Yechiva. Maintenant que la Guemara est traduite en anglais, je suis enfin en mesure de la comprendre. Et si je ne comprends pas, je demande à l’un des jeunes rabbins ici présents. Je me sens vraiment heureux car ainsi, je peux avoir un lien avec la Torah et le peuple juif et c’est cela qui me porte !
Un jour, vers la fin de l’été, Rav Plutchok aperçut l’homme assis au fond de la salle mais celui-ci avait l’air malheureux.
- Tout va bien ? demanda-t-il.
- Non, Monsieur le rabbin, pas vraiment, répondit l’homme, accablé. La maladie progresse et je me demande : quelle différence si j’étudie ou non ? Qui s’en préoccupe ? Vous et vos élèves, vous êtes des érudits et votre étude fait une différence. Quant à moi, je ne comprends pas tout, même si c’est traduit en anglais. Quand je pose mes questions aux rabbins, je ne comprends pas toujours tout ce qu’ils m’expliquent. Je n’ai pas votre niveau et je ne l’aurai jamais. Alors à quoi sert mon étude ?
Rav Plutchok se sentait désolé pour cet homme malade et désabusé mais soudain, il trouva les mots qu’il fallait :
- Je vais vous raconter une histoire absolument extraordinaire que j’ai justement entendue hier soir à la radio juive.
«Il y a un siècle, vivait un grand chef d’orchestre, Arthur Toscanini (1867–1957). C’était un perfectionniste qui n’avait que peu de concurrents. Un jour, un de ses biographes lui téléphona en demandant la permission de venir le voir le lendemain soir. Le maestro répliqua que c’était impossible parce qu’il allait faire quelque chose qui nécessitait sa parfaite concentration : il ne pouvait absolument pas être interrompu.
- Maestro, qu’allez-vous faire de si spécial ? demanda le biographe.
- Un concert sera donné à l’étranger. J’étais le chef d’orchestre de cette formation mais je ne peux pas en assumer la direction aujourd’hui. Alors je vais écouter à la radio comment l’autre chef conduira cet orchestre : j’ai besoin d’un silence complet.
- Maestro ! Je serais heureux de vous observer quand vous écoutez un concert donné par une formation que vous aviez l’habitude de diriger. Je vous promets de rester parfaitement silencieux !
La nuit suivante, le biographe arriva et se tint calmement à l’autre bout de la pièce. Le concert dura environ une heure, absolument sublime.
Mais le maestro n’était pas vraiment satisfait et le biographe lui en demanda la raison.
- Il devait y avoir 120 musiciens, y compris 15 violonistes. Mais seulement 14 ont joué !
Le biographe était stupéfait : comment Toscanini pouvait-il savoir à plus de 5000 kilomètres de distance, sur ondes courtes en plus, qu’il manquait un violoniste ? Mais il ne voulut pas montrer son scepticisme au célèbre chef d’orchestre.
Le lendemain, il téléphona au directeur de la salle de concert à l’étranger et demanda combien de musiciens avaient été supposés jouer la veille. Le directeur expliqua qu’en principe, 120 musiciens devaient jouer cette partition mais seuls 14 violonistes s’étaient présentés !
Le biographe retourna chez Toscanini, s’excusant de ne pas l’avoir cru la veille : «Mais expliquez-moi comment avez-vous pu comprendre qu’il manquait un violoniste ?»
- Il y a une grande différence entre vous et moi, répondit le maestro. Vous faites partie des auditeurs et pour vous, c’était parfait. Mais moi, je suis le chef et je connais exactement quelle note doit être jouée. Quand j’ai réalisé qu’il manquait certaines notes, j’ai compris sans aucun doute qu’un musicien manquait !
Rav Plutchok continua : «Peut-être pour des gens ordinaires, il n’y a pas de différence si vous étudiez ou non. Mais pour le Chef de la Symphonie Mondiale – qui connaît chaque note supposée être jouée, qui compte chaque mot de Torah supposé être étudié, chaque ligne de prière supposée être prononcée – pour Lui, cela fait une grande différence !
L’homme, ému aux larmes, embrassa Rav Plutchok et ne cessa de murmurer «Merci !»
Cet hiver, Rav Plutchok rencontra le fils de ce malade qui lui annonça le décès de son père. Cependant il ajouta : «Depuis que mon père était revenu de vacances, chaque fois qu’il ouvrait sa Guemara, il déclarait : «Je vais jouer ma partition pour le Chef de la Symphonie Mondiale !»
C’est pourquoi nous vivons. Chacun d’entre nous a un potentiel à accomplir. Vous n’avez pas à être comme moi ni moi comme vous. Nous sommes tous différents mais chaque Juif fait partie d’un grand orchestre appelé peuple d’Israël et chaque fois que nous jouons notre partition – étudier la Torah, accomplir des Mitsvot (commandements), aider les autres – cela fait une différence pour le Chef de la Symphonie Mondiale car Il connaît nos possibilités et Il remarque tout !
Yerachmiel Tiles – d’après Rav Pesach Krohn – Zman Magazine
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 4 novembre 2015