L’épice qui s’appelle Chabbat
A l’époque, le droit d’envoyer des colis alimentaires était réservé uniquement aux soldats, à ceux qui travaillaient pour l’armée ou aux combattants. Pendant les jours de la semaine, nous parvenions à survivre, d’une façon quelconque et à nous procurer de la nourriture, en ayant recours à différents stratagèmes. Puis, venait le vendredi et nous ne disposions même pas des bougies qu’il fallait allumer. Bien souvent, nous devions nous tenir dans une file d’attente, jusqu’à une heure tardive, afin de recevoir le « pain du pauvre », en guise de seconde ‘Hala du Chabbat.
Les événements de cette journée ont toujours exercé une influence sur le moral de mon mari. Quand j’allais prendre ma place dans cette file d’attente, pour obtenir du pain, mon mari me disait, avec beaucoup d’émotion :
« Le Saint béni soit-Il nous a donné une belle épice qui s’appelle le Chabbat(151). Nous devons nous préparer, en son honneur ».
Farine blanche, sucre et savon
Je me rappelle qu’une fois, un jeudi, nous avons reçu une information, par l’un de nos amis(152) qui avait lui-même été soldat, pendant la guerre. Il nous indiquait qu’il avait reçu un colis alimentaire pour nous. Celui-ci était, bien entendu, arrivé à mon nom, car un soldat ne pouvait pas se permettre d’avoir un contact avec un « délinquant » comme mon mari.
Ce vendredi, je suis allé chercher le colis. Tous ceux qui me rencontraient, quand je le portais dans mes bras, m’arrêtaient et me demandaient comment je l’avais reçu. Combien de jalousie était cachée dans cette question ! Ce n’était certes pas de la méchanceté, mais chacun voulait savoir ce que ce colis contenait. L’une de mes connaissances m’a même dit que je devrais le cacher, afin que nul ne puisse le voir, car tous étaient affamés !
Lorsque nous avons ouvert ce colis, nous y avons trouvé de la farine totalement blanche ! Personne ne peut comprendre le sentiment que nous avons ressenti en la découvrant. Depuis longtemps, nous avions oublié la couleur et le goût de tout ce que l’on pouvait préparer avec une telle farine. Il y avait aussi, dans ce colis, du sucre en pains durs, deux savons et des chaussettes d’hommes. Il n’avait pas pu envoyer plus que cela. Se laver avec du savon nous semblait être le plus grand plaisir que l’on peut éprouver.
Ce colis nous avait été envoyé par un jeune homme de notre ville, qui avait fait la guerre dans le département du N.K.V.D. qui gérait ces produits. C’est la raison pour laquelle il en disposait et, de temps à autre, il était même été autorisé à en envoyer chez lui, à son épouse et à ses parents. Pour l’occasion, je suis devenu la mère de son épouse. Je ne pouvais pas être sa mère, puisque nous n’avions pas les mêmes noms de famille.
L’intervention de Mendel Rabin
Quand ce jeune homme avait appris qu’il était question d’envoyer l’unité dans laquelle il servait au cœur du front, il avait contracté une dangereuse maladie de l’estomac. De ce fait, il a été envoyé, sur le conseil de ses médecins et avec les documents nécessaires, subir des examens auprès des professeurs de Moscou. C’est là qu’il avait été réformé.
Pendant qu’il était soldat et faisait la guerre, il avait eu son premier enfant, depuis son mariage. Il avait été engagé en 1941 et il fut libéré en 1944. Pendant toute cette période, il n’avait pas vu du tout sa famille et il ne connaissait pas encore son enfant. Malgré cela, avant même de rentrer chez lui, il avait fait un détour et il était venu chez nous, directement de Moscou, pour voir ce que nous devenions et ce que nous racontions.
Dès son arrivée, cet homme a aussitôt commencé à intervenir auprès des médecins pour obtenir qu’ils pratiquent des examens permettant d’établir que mon mari, du fait de son état de santé, ne pouvait plus rester là où il se trouvait alors.
Les documents pour un litre d’alcool
Ce jeune homme arrivé chez nous, Mendel Rabin, travaillait lui-même, au préalable, « à l’intérieur » et il avait donc conscience que de grands efforts étaient nécessaires pour faire sortir mon mari de là-bas, le moment venu, à l’issue de ses cinq ans d’exil. Selon les voies naturelles, en effet, il ne serait jamais autorisé à le faire.
Durant les quelques jours qu’il a passés chez nous, j’ai couru, avec lui, dans tous les endroits possibles. J’ai recherché des connaissances, susceptibles d’établir pour moi les documents nécessaires, afin que cet homme puisse les emporter et commencer les démarches, en la matière.
Cependant, après beaucoup d’efforts, à la mesure de ce qui est nécessaire en la matière, on ne nous a donné satisfaction nulle part. Puis, au final, un homme est venu, lui aussi originaire de notre ville. Je l’avais rencontré fortuitement dans la rue et il était venu nous rendre visite. Nous avons appris que sa fille était médecin, à l’hôpital et qu’elle était en bons termes avec le médecin-chef, celui qui devait signer les documents.
Ce médecin, lui-même un exilé coréen, était un homme instruit, mais, se trouvant dans ce village, il avait commencé à boire. Mendel Rabin avait apporté avec lui un litre d’alcool à quatre-vingt-dix degrés qu’il avait conservé de son service militaire, sachant que, s’il devait obtenir quoi que ce soit, celui-ci serait le moyen de paiement le plus efficace, car on ne pouvait s’en procurer nulle part.
En échange de cet alcool, cet homme de notre ville nous a apporté les documents en une journée, avec tous les détails possibles et nécessaires pour obtenir le résultat escompté. Ceux-ci étaient signés, de manière officielle. Comme le voulait la loi, ils portaient trois signatures.
Quand Mendel Rabin est arrivé chez nous, faisant un détour dans son voyage, il portait encore l’uniforme de ceux qui travaillaient pour l’armée, dans le département du N.K.V.D. Bien entendu, nous avons dit à tous qu’il était notre fils et chacun a affirmé qu’il me ressemblait beaucoup. De façon générale, notre statut s’est considérablement amélioré quand on a su que nous avions un tel fils. On nous attribuait ainsi le mérite de nos enfants.
Quand ce jeune homme, Mendel Rabin, finit de préparer tout ce qui était nécessaire, il s’est demandé où apporter ces documents, dans quelle ville il pourrait commencer ses démarches, afin d’obtenir, pour nous, l’autorisation de quitter cet endroit, le moment venu.
Il fit tout cela parce qu’il était profondément attaché à mon mari, par respect et par déférence pour lui, en lui étant, à titre personnel, totalement soumis. Tout ceci était grâce à l’influence de mon mari. Il avait la capacité d’attirer des personnes à lui d’une manière aussi forte.
Mendel Rabin était un jeune homme d’un autre milieu. Il était un haut fonctionnaire du gouvernement soviétique et le dirigeant d’un syndicat professionnel, dans une fabrique. De par le passé, étant enfant, il avait fréquenté le ‘Héder.
Comme dans un petit village juif, il avait commencé à nous rendre visite chez nous, à écouter toutes les discussions de Torah qu’il y avait, dans ce lieu. Il avait ainsi acquis un niveau qui lui permettait de comprendre les explications de ‘Hassidout qu’il entendait, chaque Chabbat et chaque fête, lorsque, après son travail, il ôtait ses vêtements de semaine, puis faisait la transition vers le monde de la sainteté, dans notre maison.
Etant une personnalité qui occupait des fonctions très importantes, son attitude aurait réellement pu être interprétée comme une « conspiration », mais il a affirmé qu’il était prêt à tout pour passer ces quelques heures à la table de Schneerson et écouter ses propos.
Un tel homme(153) possédait des forces immenses et il était capable d’influencer les plus éloignés, jusqu’à les rapprocher. Les autorités l’ont donc extirpé de son endroit, enfermé dans ses quatre coudées, éloigné des Juifs en général, de ses proches et de son entourage en particulier. Ceci avait nui à sa santé, d’une manière irrémédiable.
Mendel Rabin a donc avancé et il s’est rendu à Tachkent, avant même de rejoindre sa famille, mais il n’a rien pu faire pour nous. Il s’est donc rendu en Kirghizie(154). Il a fait venir de là-bas son épouse et son enfant et il est allé, avec eux, à Alma Ata, où résidait déjà son grand frère(155). Là, ils ont commencé, l’un et l’autre, à mener une action pour sauver mon mari.
Lorsque nous nous sommes séparés, il a sangloté d’une manière hystérique et il a dit :
« Tout ce qu’il sera possible de faire, dans ce domaine, nous le ferons ».
C’est ainsi que nous avons passé quelques jours en compagnie d’un ami proche et nous avons commencé à imaginer la possibilité d’être sauvés.
Un espoir pour l’avenir : peut-être reverrons-nous nos enfants
Après le départ de Mendel Rabin, nous avons retrouvé nos habitudes quotidiennes. Mon mari s’affaiblissait de plus en plus. Il voulait retrouver ses forces, mais il n’y parvenait pas. Dans notre région, régnait, à l’époque, une ambiance générale inconfortable et réellement désagréable.
Des rumeurs furent alors répandues, que de nombreuses personnes affirmaient tenir « de source sure ». On disait que les autorités faisaient de grosses difficultés aux exilés parvenant au terme de leur peine, afin qu’ils restent encore isolés. Avant tout, on ne leur permettait pas d’habiter dans les grandes villes. Et, une décision sévère avait été prise pour leur interdire le retour dans leur endroit d’origine.
Dans notre ville, Hitler avait, de toute façon, exterminé tous les Juifs et l’on ne pouvait donc pas imaginer retourner là-bas. Désireux d’améliorer notre situation et pensant au bien qui nous attendait encore, nous avons envisagé d’aller habiter dans une ville, parmi les hommes, là où il serait possible d’avoir une conversation téléphonique avec nos enfants. Peut-être même y aurait-il la télévision, grâce à laquelle nous pourrions les voir.
Mais, mon mari n’a pas eu ce mérite, de son vivant. Entre-temps, nous devions continuer à vivre comme nous l’avions fait jusqu’alors. Le mois d’Adar était déjà arrivé et le village se transformait alors en une large flaque de boue. Il devenait donc difficile de traverser la rue. C’était la période la plus difficile de l’année.
Pour se procurer les biens les plus nécessaires, indispensables pour rester en vie, il fallait se rendre plus loin, alors qu’il était pratiquement impossible de sortir le pied de la boue. Plus l’on tenait ses pieds droits, plus l’on s’enfonçait dans cette boue gluante. Il fallait posséder la force de Chimchon pour faire chaque pas de plus.
Notes
(151) Selon les termes du traité Chabbat 119a.
(152) Dont le nom sera mentionné par la suite dans le texte, Mendel Rabin – Rabinovitch.
(153) Il s’agit de Rabbi Lévi Its’hak.
(154) De nos jours le Kirghizstan, en Asie centrale.
(155) Hirsch Rabinovitch, déjà mentionné au préalable.