Notre bon ami, Mena’hem Gansburg
Je voudrais maintenant écrire quelques éléments concernant l’un de nos bons amis, un homme dont les actions, à titre personnel, justifient, sans l’ombre d’un doute, qu’il soit mentionné ici. C’est l’un de ces hommes dont les forces cachées se sont révélées, au cours de cette période.
Je fais allusion à Mena’hem Gansburg, un homme du commun. D’un point de vue matériel, il lui est arrivé d’être assez riche, alors qu’à d’autres périodes, sa situation n’était pas particulièrement bonne. Mon mari a dit qu’il était intelligent et qu’il parvenait à comprendre les enseignements de ‘Hassidout qu’il lui délivrait. Peu nombreux étaient ceux de qui l’on pouvait en dire autant. Après la révolution, il a commencé à travailler pour le gouvernement, comme tous l’ont fait. Il était, à l’époque, plus aisé de respecter le Chabbat quand on avait une coopérative de production à domicile et c’est donc de cette façon qu’il a commencé à gagner sa vie.
Les membres de la coopérative ont immédiatement décelé son intelligence et sa droiture, dans tous les domaines. Ils le nommaient donc systématiquement responsable des activités dans lesquelles il s’engageait. Monsieur Gansburg lui-même ne l’a jamais voulu, car il ne souhaitait pas porter de telles responsabilités sur les épaules, afin qu’il lui soit plus aisé de respecter le Chabbat.
C’est de cette façon que monsieur Gansburg vivait, en cachette, comme un homme qui avait une crainte de D.ieu sincère. J’aurais même dit un « fanatique » du Judaïsme, bien que, par rapport à l’extérieur, il avait l’apparence d’un soviétique ordinaire. Ses enfants, en revanche, étaient déjà affiliés au Komsomol(138).
Cet homme avait un fils unique, qu’il voulait appeler Chalom Ber, mais son épouse souhaitait qu’il porte le nom de son père, Yossef Gurary, lui aussi un Juif ‘hassidique. Leur fils s’appelait donc Yossef Chalom Ber. Tous les membres de la famille l’appelaient Yossef, alors que son père, d’après ce que j’ai pu remarquer, avait une tendance instinctive à dire Yossef à voix basse, puis à l’appeler Chalom Ber à voix haute.
Puis, lorsque tous ceux qui fréquentaient notre maison ont commencé à garder systématiquement de la distance, parce que, semble-t-il, le simple fait de penser à moi leur faisait peur, il n’y avait pas eu un seul jour en lequel je n’ai pas eu la visite de monsieur Gansburg. Il venait voir ce qui se passait et comment nous allions.
Aucun membre de sa famille n’avait le droit de savoir qu’il venait nous rendre visite. Une fois, quelqu’un de sa famille est venu me demander s’il était chez moi et, de manière naturelle, j’ai répondu que je ne l’avais pas vu depuis bien longtemps déjà, alors que, la nuit précédente, vers une heure du matin, quand nul ne pouvait le remarquer, il m’avait rendu visite.
Lorsque tous ont été expulsés des zones du combat, monsieur Gansburg l’a été également, avec ses employés et tous les membres de sa famille. Ses enfants étaient déjà bien intégrés au système et ils sont donc parvenus à rejoindre la grande équipe d’une fabrique de Boukhara, bien qu’ils aient dû surmonter de multiples difficultés. Au cours de leur voyage pour se rendre là-bas, il nous a écrit, depuis les endroits en lesquels le train s’est arrêté, chaque fois qu’il était possible de poster une lettre. Il nous a demandé ce qui se passait dans notre vie.
Alors qu’il se trouvait encore dans sa ville, dans la période en laquelle il était d’ores et déjà très difficile de se procurer de la nourriture, il avait l’habitude de prendre place dans les files d’attente, pendant de nombreuses heures, afin d’obtenir des aliments pour sa famille. Il ne prenait rien de Taref, ce qu’à D.ieu ne plaise, mais lui-même se nourrissait uniquement de pain noir et de cornichons aigres et salés, qu’il se procurait dans le même endroit.
Cet homme travaillait assez dur et il s’efforçait de ne pas transgresser la moindre disposition de nos Sages. Dans les conditions de l’époque, un effort intense était nécessaire pour cela. Une fois, monsieur Gansburg fut mêlé à un épisode étrange.
Repos tous les cinq jours
Son responsable l’avait envoyé, en tant qu’expert, organiser la fabrication d’un produit nouveau dans un kolkhoze(139). C’était à l’époque de la semaine de cinq jours(140), ce qui veut dire que le jour du repos n’était ni le Chabbat, ni le dimanche, mais un jour sur cinq.
Une fois, ce cinquième jour était un Chabbat. Monsieur Gansburg était le seul Juif du Kolkhoze et il avait un travail d’une grande importance, puisqu’il devait introduire dans la fabrication certains éléments qui n’existaient pas, au préalable. Il était donc toujours très occupé et il ne disposait jamais de temps libre.
Ce cinquième jour, qui était donc son jour de repos, il pria tôt, le matin, avec son Talith et ses Tefillin. Par la suite, il répara sa montre, car il n’y avait pas d’horloger, dans cet endroit, mais il connaissait lui-même le travail. Il se consacra ensuite à différents travaux, tout au long du jour, puis, le soir, il accueillit le Chabbat, comme il le faisait tous les vendredis soirs.
Le lendemain matin, il respecta le Chabbat en tout point, puis, soudain, il vit le propriétaire, un non Juif, bien entendu, faire le signe de croix et se plaindre qu’il n’y ait pas eu, en cet endroit, une église dans laquelle il pouvait se rendre, puisque c’était dimanche et qu’il était désireux de rendre grâce au Créateur. Il devait donc tout faire à la maison. Le dimanche, en effet, il était impossible de se procurer ne serait-ce qu’un peu d’alcool fort !
Tout ceci a pu arriver parce qu’à l’époque, il était difficile de déterminer la succession des jours. C’est ainsi qu’un tel homme, qui s’était sacrifié, à proprement parler, pour le respect du Chabbat, avait également été conduit à le transgresser, par inadvertance.
Destruction des tickets de distribution du pain, avant Pessa’h
A la veille de Pessa’h, les Juifs qui ne mangeaient pas de ‘Hamets pendant la fête retiraient, néanmoins, les tickets de distribution du pain pour toute la semaine et, après Pessa’h, ils recevaient de la farine, en échange de ces tickets.
Monsieur Gansburg avait appris que mon mari interdisait de tirer profit de ces tickets de distribution du pain, pendant tous les jours de Pessa’h. Bien entendu, dans notre maison, nous déchirions ces tickets avant le commencement de la fête.
La famille de monsieur Gansburg comptait sept personnes, notamment ceux qui étaient bien intégrés dans le système et qui recevaient donc, à la place du pain noir courant, du pain blanc qui était introuvable autrement. Seules les personnalités les plus importantes pouvaient s’en procurer. En outre, ils en recevaient également une quantité double. Les enfants de monsieur Gansburg étaient physiquement très faibles et lui-même multipliait les efforts pour qu’ils disposent d’une alimentation saine, dans toute la mesure de ce qui était possible.
Mais, sans tenir le moindre compte de tout cela, monsieur Gansburg, en cachette, avait pris le carnet des tickets de distribution du pain et il avait lui-même déchiré tous ceux qui étaient valables pendant cette semaine-là.
Dans les conditions de l’époque, il fallait une immense force de caractère pour faire une telle chose et, de fait, il a été le seul membre de sa famille à agir ainsi. Mais, ses enfants avaient une telle estime pour lui qu’ils lui pardonnèrent ce qu’il avait fait.
Le comportement de ses enfants faisait beaucoup de peine à monsieur Gansburg. En outre, il souffrait énormément à l’idée que sa maison n’était peut-être pas parfaitement cachère, de la meilleure façon qui soit. Bien souvent, il n’avait pas les moyens financiers de se procurer des aliments d’un meilleur niveau de Cacherout. Au final, il était affamé plus souvent qu’il ne mangeait.
Quand monsieur Gansburg parvint à Boukhara, une ville dans laquelle se trouvait un Cho’het qui lui donnait satisfaction et avait, bien entendu, la crainte de D.ieu, ses enfants lui préparèrent des déjeuners avec de la viande. Mais, son estomac n’était plus habitué à une telle alimentation et il contracta une maladie des intestins, qui l’emporta.
Par la suite, sa famille resta dans cet endroit et nous fit part de son décès. Cette nouvelle a été, pour nous, très difficile.
Notes
(138) Le mouvement de jeunesse du parti communiste, en Union soviétique.
(139) Ferme collective, coopérative agricole, en Union soviétique, dont l’organisation est proche de celle du kibboutz.
(140) Depuis l’automne 1929 jusqu’en 1931, l’Union soviétique avait adopté la semaine de cinq jours et chaque travailleur avait le droit de choisir son propre jour de repos. Chaque jour de la semaine portait le nom d’une couleur, jaune, rose, rouge, violet et vert. Tous les travailleurs étaient répartis en groupes par couleurs. Ainsi, un « travailleur jaune » se reposait le jour jaune et il travaillait les quatre autres jours.
Un Mazal Tov joyeux
Le lendemain(141), mon mari s’est rendu à la poste, pendant que je suis restée à la maison pour me consacrer aux travaux ménagers et préparer le déjeuner, que je devais créer à partir du néant, à proprement parler.
Soudain, j’ai vu mon mari avancer et, pour une certaine raison, son visage était très lumineux. Il est entré à la maison et il m’a annoncé :
« Un Mazal Tov nous revient ! ».
Dans notre situation et dans les conditions de vie qui étaient alors les nôtres, ces mots résonnaient d’une manière lointaine et étrange. J’attendais donc de savoir ce qu’il avait voulu dire.
Mon mari m’a alors montré une lettre qui nous avait été envoyée par monsieur Itkin, de la ville de Krivoï-Rog, dans laquelle il nous apprenait une nouvelle qu’il avait reçue d’Erets Israël : notre fils Leïbel(142) s’était fiancé(143).
Tout d’abord, cette lettre nous apprenait que notre fils était encore en vie, ce qui, en soit, était déjà une bonne nouvelle pour nous. Bien entendu, mon mari était très satisfait de ce qu’il venait d’apprendre et, toute la journée, nous avons ressenti cette grande joie. Alors, se sont faits jour en notre cœur l’espoir d’une situation meilleure et la foi en les jours de bonheur qui allaient venir ensuite.
Une situation plus difficile chaque jour
Puis, le temps a continué à s’écouler inexorablement, comme d’habitude, jour après jour. Les vagues de froid sont devenues assez sévères et, chaque jour, le problème de la nourriture était encore plus aigu que la veille.
L’arrivée des personnes déplacées a eu un certain effet, dans ce domaine. En effet, ces personnes, pour la plupart, n’étaient pas pauvres et le marché local n’était pas en mesure de satisfaire leurs besoins, à la mesure de leurs demandes. De ce fait, ceux qui avaient des moyens financiers plus importants payaient plus cher et, de cette façon, ils obtenaient tout ce qu’ils voulaient.
A l’inverse, pour tous ceux qui étaient exilés, les prix pratiqués étaient totalement au-dessus de leurs moyens financiers. De ce fait, leur situation devint beaucoup plus difficile.
Notes
(141) Vraisemblablement le lendemain du jour en lequel la Rabbanit ‘Hanna apprit le décès de monsieur Gansburg. Ce Mazal Tov tempéra donc la peine qui avait été causée par cette mauvaise nouvelle.
(142) Le ‘Hassid, Rav Israël Aryé Leïb, qui naquit le 21 Iyar 5666 (1906) et quitta ce monde le 13 Iyar 5712 (1952).
(143) Son épouse s’appelait Regina Milgrom et ils se marièrent le premier jour de Roch ‘Hodech Elloul 5699 (1939).