Un Yom Kippour inoubliable

Le temps s’écoula de cette façon, jusqu’à ce que le mois de Tichri arrive. Les dates auxquelles mon mari pouvait recevoir des colis étaient la veille de Roch Hachana et la veille de Yom Kippour. Ceci me conduisait à penser que je serais effectivement en mesure de lui transmettre différents aliments, de la viande et du poisson, qui lui rappelleraient, d’une certaine façon, les fêtes qu’il passait à la maison.

Dans la perspective de Yom Kippour, j’ai demandé très discrètement à un médecin juif qui travaillait là-bas d’aller voir mon mari. Effectivement, tard dans la nuit, après Yom Kippour et la Havdala, il rendit visite à mon mari, dans sa cellule, lui tendit une cigarette, ce qui était, à proprement parler, l’opulence, dans de telles conditions et il passa quelques temps avec lui, observant de quelle manière il mangeait, en rompant le jeûne.

Un jour, pendant un après-midi du mois de Mar‘hechvan, un homme jeune est entré dans notre maison. Il en a monté les escaliers, est entré dans notre appartement et s’est dirigé directement vers la salle à manger. Il ne demanda des indications à personne, comme s’il connaissait parfaitement la maison. Il prit place sur une chaise et il se présenta en ajoutant que, si je glissais un mot à quiconque de sa visite, ne serions en danger tous les deux.

Ra’hel, la jeune fille qui a grandi dans notre maison pendant des années se trouvait dans la pièce, lorsque cet homme entra. Elle nous était dévouée, au point de supplier les agents du N.K.V.D. de l’arrêter, elle à la place du Rav, soulignant qu’elle était prête, de tout son cœur, à rester en prison pendant toute la durée de sa condamnation.

L’homme jeune la remarqua, il considéra que sa présence ne constituait pas un danger et il indiqua qu’il souhaitait donner des nouvelles de Lévik Zalmanovitch(44). Il est impossible d’exprimer par écrit les sentiments que j’ai ressentis à ce moment-là.

Il a relaté ceci :

« Votre mari m’a fait une description exacte de votre maison, afin qu’il me soit inutile de demander des indications à quelqu’un et que je puisse passer inaperçu. Lévik Zalmanovitch a été confiné, seul dans un cachot, pendant trente-deux jours, puis, le trente-troisième jour, on m’a placé dans sa cellule et nous y avons été tous les deux ».

Il était chrétien. C’était un ingénieur, qui avait été libéré après six mois d’incarcération. Avant sa libération, il avait promis à mon mari que, tout de suite après être rentré chez lui et avoir ôté l’uniforme de la prison, il viendrait me donner de ses nouvelles. C’est effectivement ce qu’il a fait et il est immédiatement venu dans notre maison.

Il me dit qu’il avait passé le mois de Tichri avec mon mari et il me rapporta ceci, en russe(45) :

« Tant que je serai vivant, je n’oublierai pas ce Yom Kippour. Il a pleuré et crié, toute la journée, en récitant des Psaumes par cœur, jusqu’à tard dans la nuit. Il n’a pas prononcé un seul mot, pendant toute cette journée et je n’ai pas eu le courage d’engager la conversation ».

Par la suite, lorsque nous nous trouvions déjà en exil, mon mari m’a dit que, n’ayant ni Siddour ni Ma’hzor, ce Yom Kippour-là, il récita par cœur ce dont il se rappelait et ceci fut suffisant pour l’occuper pendant toute la journée.

J’ai demandé :

« De quel crime mon mari a-t-il été accusé ? ».

Il me répondit :

« Il a construit un Mika (il voulait dire un Mikwé) dans la cour de la synagogue. C’est de cela qu’il a été accusé(46). C’est le bedeau qui a rapporté quelques informations, à son propos ».

A l’époque, en effet, il était question de construire un Mikwé. Le bedeau de la synagogue a révélé que le Rav avait collecté une somme importante pour sa construction. Il a témoigné également qu’il y avait eu une collecte, dans notre maison, à Sim’hat Torah pour les veuves Tukhachevski(47) et Bukharin(48), afin d’assurer leur subsistance. C’était essentiellement mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, qui avait été à l’origine de cette collecte.

Pour vérifier le contenu de ce témoignage, ils ont confronté les témoins et mon mari, lors d’un interrogatoire conjoint, face à face. Quand le bedeau et un Cho’het, qui était également incarcéré, ont vu mon mari, ils sont revenus sur les propos qu’ils avaient tenus, au préalable, déclarant qu’ils avaient signé uniquement à cause des pressions qui avaient été exercées sur eux.

L’ingénieur m’a dit ensuite que, bien qu’il m’était interdit de lui écrire une note, je devais trouver un moyen d’indiquer à mon mari si le Roch ‘Hodech Kislev, cette année-là, avait un jour ou deux(49). Il me dit :

« Cette question est une véritable préoccupation pour lui. C’est à cause des Maccabées ».

Il voulait dire que de cela dépendait la date de la fête de ‘Hanouka(50).

Notes

(44) Rabbi Lévi Its’hak Schneerson.

(45) Dans le manuscrit de la Rabbanit, les propos de l’homme sont retranscrits en russe, puis traduits en yiddish par la Rabbanit elle-même.

(46) Textuellement, en russe : « C’est cela le vêtement qu’ils ont taillé pour lui ».

(47) Mikhaïl Tukhachevski, né en 1893 et mort en 1937, avait été un commandant en chef de l’armée rouge.

(48) Nikolaï Bukharin, né en 1888 et mort en 1938, avait été un révolutionnaire soviétique et un homme politique. Les deux hommes avaient été accusés de trahison par les soviétiques et exécutés.

(49) Selon les années, Roch ‘Hodech Kislev peut n’avoir qu’un seul jour ou bien en compter deux.

(50) Il faut savoir quel jour est le Roch ‘Hodech Kislev pour déterminer le début de ‘Hanouka, le 25 Kislev.

Le groupe Schneerson

Ceci se passa au début du mois de Kislev. Le temps passait rapidement et, tout au long de cette période, je cherchais un moyen d’éviter à mon mari un procès. Je me suis rendu chez le directeur de la section du N.K.V.D. qui le détenait. Bien qu’il ait été juif, il me repoussait avec des réponses cruelles, à chaque fois. J’ai appris par le procureur que l’accusation faisait référence à un groupe de religieux anti-révolutionnaires, dont le dirigeant était Schneerson(51). Cette nouvelle était très inquiétante.

Poursuivant mes tentatives de sauver mon mari, je me suis rendue à Moscou, avec une pétition, que j’ai remise au procureur en chef. Au bout de quelques jours, je suis parvenue à trouver la salle d’attente de son bureau et j’ai passé plusieurs heures par jour à l’attendre, là-bas.

Finalement, il m’a reçue assez cordialement et il m’a donné l’assurance que le dossier de mon mari serait réexaminé. Pendant que j’étais assise face à lui, il examina soigneusement tous les documents que j’avais regroupés sous le titre : « Groupe Schneerson ».

J’ai bien senti que sa politesse n’était pas sincère. Mais, quand il m’a demandé de rentrer chez moi et m’a dit que je recevrais une réponse, j’ai voulu croire que l’issue serait positive. Je suis donc rentré à la maison avec un cœur empli d’espoir.

Notes

(51) Vraisemblablement, le Rabbi Rayats.

Un jugement part une instance spécifique

Peu après cela, des rumeurs se répandirent selon lesquelles son dossier allait être transféré à Moscou et qu’il serait jugé(52) par une instance spécifique(53), ce qui voulait dire que le « jugement » serait contrôlé de près par une équipe de quatre représentants des plus hautes autorités civiles et militaires. Ceux-ci décidaient d’emblée, avant même le procès, à quelle catégorie de criminels l’accusé appartenait.

Il en fut ainsi malgré toutes les pétitions que j’avais transmises aux dirigeants de la ville, après tous mes appels téléphoniques au procureur et à celui qui était chargé des interrogatoires. Après tout cela, ils m’ont adressé un message, m’informant qu’ils avaient réuni toutes les évidences contre mon mari, que tous ces éléments avaient été communiqués à Moscou, au département des affaires spéciales. Ils ont même ajouté, avec tout leur venin :

« Voyez-vous ? Votre mari est un homme si important que nous transférons son dossier à Moscou, dans la capitale ! ».

En tout état de cause, il était possible d’établir, d’ores et déjà, que leur intention était d’envoyer mon mari en exil. Prendre conscience de tout cela n’était absolument pas un sentiment agréable.

D’après son passeport, il avait déjà plus de soixante-dix ans(54) et il avait des certificats attestant des difficultés cardiaques(55). J’ai donc beaucoup insisté pour qu’on lui accorde une escorte particulière, qui l’accompagnerait pendant son voyage. Après tous mes efforts, on m’informa que, selon eux, mon mari pourrait effectuer ce voyage en bonne santé.

J’ai demandé l’autorisation de dépasser les quatre kilogrammes, dans le colis alimentaire que j’apportais à mon mari. Ils me répondirent qu’il était en si bonne santé que je ne l’aurais pas reconnu et qu’il prenait les repas de la prison.

Cependant, quand ils arrêtèrent la date à laquelle mon mari devait être exilé, le procureur me demanda du préparer du pain pour lui, pour le voyage, car il n’avait pas introduit un seul aliment dans sa bouche, pendant tout le temps qu’il avait passé en prison.

Notes

(52) On consultera la présentation autobiographique de Rabbi Lévi Its’hak, dont la référence a été indiquée dans la note 2, dans laquelle il fait allusion à son nom, à son emprisonnement et à son exil. Il écrit, notamment : « Ils m’ont informé que mon dossier avait été confié à l’instance spécifique du N.K.V.D., la nuit de Hochaana Rabba, peu avant le lever du jour, dans la prison de Dniepropetrovsk. C’est alors qu’ils m’ont condamné à cinq années d’exil ».

(53) L’instance spécifique du N.K.V.D. était habilitée à juger toutes les fautes commises contre les autorités. Elle pouvait prononcer une condamnation, le cas échéant à la peine capitale, sans même qu’il y ait un jugement préalable.

(54) Rabbi Lévi Its’hak naquit le 18 Nissan 5688 (1878), mais les documents officiels portait une date antérieure. Selon ceux-ci, il avait soixante-six ans en 1937, ce qui veut dire que l’année de sa naissance était 1871.

(55) Le texte original précise, en russe : « une angine de poitrine ».

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