Nous étions une douzaine d’individus, âgés de vingt à soixante ans, de différents niveaux d’observance religieuse mais nous allions revenir comme un seul groupe.
C’est Rav David Katz, du Beth ‘Habad de Hendon (Angleterre), qui organise chaque année un trekking dans des paysages exotiques. Le but du voyage est d’entretenir sa forme physique, de lever des fonds pour les activités du Beth ‘Habad et d’offrir aux participants une expérience d’inspiration spirituelle. J’étais le rabbin chargé d’apporter l’inspiration mais c’est moi qui en ai retiré un maximum.
Nous avions assez de temps pour la prière du matin ; l’aéroport de Kilimandjaro n’avait sans doute jamais accueilli un Minyane, un groupe de prière d’au moins dix Juifs : nous nous sommes donc installés dans le parking. Nos Kippot, barbes, Tsitsit attiraient l’attention des passants plus habitués à d’autres sortes de touristes ! Et pour poser le Séfer Torah – puisque c’était un lundi, jour de lecture du rouleau sacré – nous avons convaincu un résident que sa voiture serait bénie s’il nous permettait d’étaler notre rouleau sur son capot…
Nous devions avancer afin d’arriver au bivouac avant la nuit.
Bien équipés, nous pensions être prêts pour l’ascension. C’est alors que je remarquai que nous ne pouvions pas apercevoir le sommet et même la majeure partie de la montagne qui s’élançait dans les nuages. Le doute s’insinua en mon esprit : si le sommet était trop haut pour être vu, peut-être était-il trop haut pour être atteint !
J’avais escaladé Table Mountain au Cap et cela n’avait pas été facile. Et le Drakensberg en Afrique du sud : exténuant. Mais je me souvenais avoir aperçu leur sommet avant de les attaquer.
Je m’étais vraiment bien préparé pour cette expédition. Pas seulement avec quatre mois de longues marches : non, une préparation spirituelle. La Kabbala évoque deux sortes de montagnes : celles de lumière et celles d‘obscurité.
Une montagne est un morceau de terre propulsé vers le ciel, un peu comme la personne qui veut s‘élever au-dessus de la banalité terrestre afin de se rapprocher de D.ieu. C’est peut-être de là que provient cette envie humaine d’escalader les montagnes : un appel de l’âme à s’élever au-dessus de la médiocrité.
Parfois, vous pouvez prévoir votre trajectoire : avant même de commencer, vous voyez où vous arriverez. C’est cela, une montagne de lumière, celle dont on aperçoit le sommet. Certes, l’ascension n’est pas facile mais elle a un sens. Vous constatez que chaque pas vous rapproche du but. Mais parfois il y a des buts impossibles, vous ne vous voyez pas capable de les atteindre. C’est la montagne d’obscurité. Vous avez besoin d’accorder votre confiance à d’autres personnes pour vous guider vers des sommets que vous ne pouviez même pas imaginer. Ce genre d’ascension exige d’engager toutes vos capacités ; parfois, au cours du processus, vous avez l’impression de ne jamais y parvenir, de perdre votre temps. Mais avec une bonne dose de confiance en D.ieu – et de confiance en vous – vous y arriverez. Et alors vous serez devenu quelqu’un d’autre, de fait vraiment vous-même !
Un dernier regard à la civilisation et nous partons.
Le paysage est d’une beauté à couper le souffle, nous sommes suprêmement conscients des merveilles de la Création de D.ieu. Après un coucher de soleil magique reflété sur la neige du Kilimandjaro, nous assistons à l’apparition des étoiles, un spectacle infini, comme la Création. Et dire que D.ieu recrée tout cela et le vaste monde chaque nanoseconde par Sa parole…
A deux heures du matin, nous repartons : la respiration devient de plus en plus difficile ; le ciel est parsemé de diamants mais nous sommes trop occupés à trouver notre souffle.
«Encore loin ?» Nos guides ont dû prendre des cours de psychologie : «A mi-chemin», n’arrêtent-ils pas d’affirmer encore et encore, impassibles.
Chaque matin nous lisons dans nos prières que chaque âme doit louer D.ieu. Le Talmud relie le mot «Nechama» (âme) au mot «Nechima» : pour chaque souffle, il y a de quoi remercier D.ieu !
Le Talmud nous enseigne de prononcer la Amida, la prière principale, avec les yeux dirigés vers le bas mais le cœur vers le haut : leçon d’humilité de l’homme, de grandeur de D.ieu. L’escalade du Mont Méru me donne une autre perspective : regarder combien il nous reste à grimper est désolant. Il vaut mieux surveiller chaque pas que nous entamons et apprécier les efforts déjà accomplis. Il en va de même dans notre processus d’approche du judaïsme. Avancez petit à petit, vous êtes déjà sur la voie vers les sommets.
Le soleil se lève : maintenant je comprends pourquoi les guides voulaient commencer l’ascension la nuit. Si nous avions distingué les pentes vertigineuses et les amas de roches que nous avons franchis, nous n’en aurions pas eu le courage ! Parfois on avance mieux dans la vie quand on ne voit pas l’image en entier… Mais vous avez besoin d’un guide qui connaît la route…
Durant cette ascension, nous avons appris quelques mots de Swahili : celui que nous avons entendu répété encore et encore, c’est «Polé, Polé». Traduction ? «Continue ! Ne perds pas espoir ! Encore un peu !» N’est-ce pas tout le message du judaïsme, de ne jamais perdre espoir ?
Une nouvelle montagne, un pic encore plus haut. Nous sommes pétrifiés mais «Polé, Polé !» Avancez !
Les derniers pas semblent durer une éternité : il n’y a plus de chemin tracé et la roche semble verticale. Soudain, Rav Katz avance et s’écrie : «Je vois le drapeau !» (un drapeau tanzanien est planté au sommet).
Si lui a vu le drapeau, c’est qu’on y est. Un dernier sursaut d’adrénaline me propulse, j’aperçois moi aussi le drapeau mais il faut encore grimper !
Je réalise alors ce que le Rabbi avait répété : quand nous verrons l’étendard de la libération avec Machia’h, bien que cela aura pris plus de temps que nous l’avions pensé, il est là et attend nos derniers efforts !
Pas d’orchestre ou de feu d’artifice quand nous parvenons au sommet. Et le ciel ne s’est pas ouvert. Nous étions heureux certes mais épuisés. Etrangement, on pouvait capter le réseau téléphonique et nous en avons profité pour envoyer des texto à nos amis.
Avant même que j’ai pu savourer l’instant, un des membres de ma synagogue me répondit par texto : «Bravo ! Mais maintenant, il faut redescendre !»
Arriver au sommet est une sensation formidable. Mais on ne peut pas vivre au sommet : ni eau, ni végétation, un froid glacial la nuit, une chaleur suffocante le jour, pas assez d’oxygène et… le vertige.
Aspirer à des hauteurs spirituelles est admirable mais le vrai défi, c’est de traduire ces valeurs au ras des pâquerettes, savoir redescendre.
De retour à la base, nous avons rencontré un jeune Juif de San Francisco, prêt pour débuter l’escalade. La dernière chose qu’il devait s’imaginer accomplir en Afrique, c’était de mettre les Téfiline mais quand un groupe de Juifs ayant concrétisé l’escalade du Mont Méru le lui proposa, il ne put refuser.
A l’hôtel, nous avons rappelé à une Juive américaine venue pour un safari d’allumer les bougies de Chabbat, nous avons appelé à la Torah un homme d’affaires de passage et avons célébré Chabbat avec une douzaine d’Israéliens, ravis de l’exotisme ambiant.
Les patrons de l’hôtel s’étaient pliés en quatre pour satisfaire nos exigences de Chabbat et de cacherout : ils nous réservèrent une partie de la cuisine et enlevèrent la télévision du lobby afin qu’il puisse nous servir de synagogue. Le chef partit pêcher lui-même des poissons avec écailles et nageoires pour notre traditionnel gefilte-fish.
Et si vous vous rendez au Serena Lodge du Lac Manyara, ne soyez pas surpris de trouver du «cholent» sur la carte ! Le chef en est devenu accro !

Rav Ari Shishler – directeur de Chabad Strathavon, Afrique du Sud
www.chabad.org
traduit par Feiga Lubecki