Depuis près d’un an, je discutais avec ma femme au sujet de la Kippa : devais-je la porter tout le temps ou seulement à certains moments ? La conversation se terminait toujours par la même question : quel argument ou quel événement me donnerait le courage – oui, c’est bien le mot qu’il faut – pour le faire ? C’est finalement arrivé mais pas du tout d’une manière que j’aurais pu imaginer.
Cet été j’ai effectué un voyage en Espagne et en Pologne et je suis rentré en portant une Kippa. Les émotions furent multiples mais c’est une image en particulier qui m’a libéré, qui m’a convaincu de réaliser ce que j’avais si longtemps envisagé.
Ce tour d’Europe a commencé par la visite des villes du nord-est de l’Espagne : Barcelone, Gérone (ville natale du grand Kabbaliste et commentateur Na’hmanide), de ville en village, de quartier médiéval en splendide restaurant. J’essayai de manger cachère autant que possible, mettant ma Kippa pour manger et prononcer les bénédictions puis la remettant en poche tout de suite.
En Espagne comme en Pologne et en Allemagne, on trouve des Juifs et des communautés organisées dans les grandes villes. Et c’est réconfortant. Mais on traverse tant de villages “ Judenrein ”, vides de Juifs alors qu’il fut une époque où la vie juive s’y épanouissait et contribuait à la splendeur de l’Espagne que j’en devins un peu déprimé.
De plus, entendre tous les subterfuges auxquels les Juifs eurent recours sous l’Inquisition pour conserver leur mode de vie sans éveiller les soupçons me brisait le cœur.

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En Pologne, je voyageai avec des journalistes venus assister à l’inauguration d’un nouveau monument à la mémoire des Juifs assassinés durant la Shoah à Jedwabné.
Durant dix jours, nous avons visité Varsovie, Cracovie, Tikochine et Bialystok. Le Bureau polonais du Tourisme a toujours veillé à nous fournir des repas cachères. Deux hommes dans ce groupe portaient toujours la Kippa et s’efforçaient de manger glatt-cachère aussi souvent que possible. Ils avaient d’ailleurs emporté de la nourriture en conserve pour les occasions où rien de cachère ne serait disponible. Leur exemple m’encouragea à porter la Kippa plus souvent, même en-dehors des repas.
Nous passâmes le vendredi soir au Centre Ronald S. Lauder à Casimierz. Cette nuit-là, la salle à manger étroite mais haute de plafond, était pleine à craquer de gens de tous âges. Yonah Bookstein, directeur de la Fondation Lauder à Varsovie, est un jeune homme débordant d’énergie et d’enthousiasme et, avec l’aide de deux jeunes étudiants de Yechiva Loubavitch, il réussit à faire danser les hommes et les garçons, alors que tout le monde chantait et tapait des mains. Je n’avais jamais passé un Chabbat pareil.
Le lendemain midi, les convives étaient encore plus nombreux et l’atmosphère était vraiment très spéciale.
Avant de partir, je remerciai les deux jeunes de Brooklyn – qui ne me donnèrent que leurs prénoms : Avi et ‘Haïm – pour la merveilleuse ambiance de ce Chabbat. Je faillis leur recommander de faire attention à eux ici, en Pologne, mais je me retins de jouer au papa-poule et me gardai de leur dire ce qu’ils devaient faire.

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Jedwabné : à cet endroit, il y a soixante ans, les Polonais avaient assassiné leurs voisins juifs, faisant au moins mille six cents victimes. Depuis soixante ans, une plaque apposée en ce lieu en faisait porter la responsabilité aux soldats nazis. Mais des enquêtes récentes avaient révélé que c’était bel et bien les Polonais qui avaient réalisé ce terrible pogrome de huit heures qui s’acheva dans une grange où les survivants furent brûlés vifs. Un nouveau monument porterait une inscription admettant cette douloureuse réalité.
Ce fut une journée extraordinaire. Le président de Pologne fit même un pas supplémentaire en demandant pardon pour les Juifs assassinés. Le dévoilement de la plaque fut solennel, mais la citation refusait toujours de nommer les Polonais comme responsables de ce pogrome.
Et quand ce grand événement médiatique prit fin, rien n’avait changé à Jedwabné. Certains citoyens prétendaient que tout ceci n’était que mensonges et propagande. Les gens soulevaient les rideaux des fenêtres, regardaient et refermaient les rideaux. Des voyous polonais, saoûls et bruyants, déambulaient dans les rues en se moquant de quiconque portait Kippa.
Puis je vis le spectacle le plus extraordinaire. Il y avait là ‘Haïm et Avi, les deux Loubavitch, à l’autre bout de la place principale : ils aidaient les Juifs qui avaient assisté à la cérémonie à mettre les Téfilines. J’étais soulagé de les voir vivants et en bonne santé et engageai la conversation. Eux, tout ce qu’ils voulaient savoir était si j’étais d’accord de mettre moi aussi les Téfilines.
J’hésitai un instant puis remontai la manche gauche de ma chemise. Tout en observant comment Avi attachait les traditionnelles lanières de cuir noir autour de mon bras, je m’étonnais encore davantage de la force morale de ces deux jeunes qui avaient été prêts à se rendre dans ce pays où la haine des Juifs est encore si vivace. Je répétai lentement les mots de la bénédiction, réalisant seulement à ce moment-là qu’il y a de nombreuses façons d’être un Juif caché, qu’on peut passer une grande partie de sa vie à être convaincu de l’importance du judaïsme mais sans être capable de faire quelque chose d’aussi courageux que ce qu’accomplissaient ces deux jeunes gens : défier la colère, le mépris et peut-être même la violence de la foule pour enseigner aux autres comment garder un peu mieux la tradition.
C‘est alors que j’ai décidé de montrer mon judaïsme, de mettre toujours ma Kippa par respect pour la lueur d’éternité qu’Avi et ‘Haïm m’avaient donné à comprendre au sein même de Jedwabné.

Robert Leiter (Philadelphie)
traduit par Feiga Lubecki