La communauté divisée en deux camps

     Les sionistes et les autres partis étaient résolus, dans leur opposition à la candidature de Schneerson. C’est ainsi que la communauté se divisa en deux camps.

     L’un des deux, le camp ‘hassidique, était dirigé par Foley(268). Et, ceci me rappelle la remarque formulée par Rabbi Lévi Its’hak de Berditchev, quand il vit un Juif qui faisait sa prière tout en enduisant de graisse les roues de sa charrette : même en effectuant un tel travail, il prie ! Or, il en était strictement de même pour Foley. Combien de fois arriva-t-il qu’il soit assis, pendant le Chabbat, sur l’une des artères de la ville, avec une cigarette à la bouche. C’était pourtant lui qui multipliait les efforts pour la nomination d’un Rav ‘hassidique !

     Foley expliqua, à ce propos, qu’à ses yeux, il n’agissait pas au profit d’un homme, à titre personnel, mais qu’en fait, il voulait faire en sorte que l’enseignement ‘hassidique ne soit pas perdu, ou, plus généralement, que la vie juive soit renforcée.

     Dans tous les autres domaines, Foley conservait une certaine distance avec les Juifs ayant une barbe blanche, ou, plus généralement, avec ceux qui appartenaient aux milieux les plus pieux. En la matière, à l’inverse, il s’unissait à eux et il était même devenu leur dirigeant !

     Ces Juifs formaient l’essentiel de ceux qui priaient, dans les synagogues. Ils étaient totalement désorganisés, comme l’étaient, à l’époque, en Russie, tous ceux qui appartenaient à cette catégorie. Soudain, il leur fallait apprendre toutes les dispositions relatives aux élections, se consacrer à de savants exercices parlementaires, ce qui échappait totalement à leur entendement. Et, c’est donc Foley qui leur enseigna tout ce qu’il était nécessaire de savoir, tout en restant assis dans les artères de la ville, de la manière que j’ai décrite ci-dessus.

     L’autre camp était constitué de personnes qui étaient membres des partis et qui investissaient la majeure partie de leur journée en cette activité. Leur dirigeant était l’homme le plus riche de la ville, quelqu’un de très généreux. Nombreux étaient ceux qui adoptaient ses positions de peur de perdre les moyens de leur subsistance, s’ils ne le faisaient pas. Cet homme riche voulait être la personnalité la plus puissante de la communauté. A plusieurs reprises, il recruta certaines personnes à des postes, au sein de ses affaires personnelles et il parvenait, par la suite, à les faire nommer membres de la communauté.

     Foley était, lui aussi, très riche, mais il était loin d’être aussi généreux. Il était pratiquement inconcevable que quelqu’un lui apporte son concours, dans un but financier, mais les hommes le respectaient pour ce qu’il était, pour sa grandeur.

     Il était suffisamment intelligent pour mener la bataille, mais son « armée » était très faible. Et, le combat pour la rue juive devenait très sérieux. A l’époque, les jeunes prenaient encore part à la vie religieuse. Je me rappelle que mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, se rendit à Yekatrinoslav, pendant le mois d’Elloul et l’autre camp fut alors forcé de constater que, plus le temps passait, plus le nombre de personnes qui s’intéressaient à lui grandissait, qu’une force était alors en formation, de laquelle il faudrait tenir compte.

     Il fallait donc faire en sorte que le mouvement ne prenne pas trop d’ampleur. Tout d’abord, l’autre camp se dit que mon mari était un jeune homme, tout juste âgé de trente ans, bien plus un ‘Hassid, l’un de ceux qui n’étaient pas particulièrement appréciés, qu’il ne serait donc vraisemblablement soutenu que par quelques vieux Juifs. Mais, concrètement, mon mari était de mieux en mieux considéré, de jour en jour. Des hommes de tous les milieux commencèrent à le consulter.

     Une réunion fut immédiatement convoquée, dans le bâtiment du conseil de la communauté, qui était alors appelé Upraver. L’initiative de cette réunion fut prise par le camp le plus puissant, comme je l’ai indiqué ci-dessus. Ces hommes placèrent des policiers à l’entrée, qui n’autorisèrent l’accès qu’à quelques personnes, appartenant, pour la plupart, à l’autre camp. Bien entendu, la résolution qui fut alors prise n’était pas favorable à Schneerson.

     Le lendemain matin, après la réunion, il y avait, sous les fenêtres des maisons, des groupes de jeunes, vêtus comme les jeunes du parti l’étaient à l’époque, avec des chemises noires et des ceintures en cuir. Ceux-ci n’avaient aucun rapport avec la vie orthodoxe, mais il y avait une expression de victoire sur leur visage. Ils étaient très satisfaits.

Bataille triomphale pour le Judaïsme traditionnel

     Le camp qui soutenait mon mari était, au début, le plus petit, mais, au final, il parvenait toujours à mettre sa volonté en pratique. Certes, du temps et des forces étaient nécessaires pour cela, car, de façon générale, mon mari se battait pour ce qui était important, d’un point de vue religieux, alors que les membres de la communauté étaient, pour la plupart, des tenants de la Haskala, qui n’étaient pas pieux.

     Une fois, un médecin, membre de la communauté, déclara que Schneerson était un homme assez intéressant et extrêmement méticuleux(269), exigeant systématiquement le respect le plus strict des dispositions du Choul’han Arou’h. Cet homme déclara :

     « Si l’on relit les comptes rendus des réunions communautaires, on constatera qu’ils reflètent, pour les trois quarts d’entre eux, des propositions formulées par Schneerson, qui ne nous concernent en aucune façon, mais qu’il est parvenu à introduire dans notre vie sociale ».

Le Cho’het et le faux témoin

     Je ne sais pas si mon mari a recherché de telles opportunités, ou bien si la Providence a fait qu’il en soit ainsi, mais, en tout état de cause, il y avait toujours un motif le conduisant à ne pas rester tranquille.

     Je ne me souviens plus de tous les détails de cet épisode, mais il y avait un Cho’het qui s’était servi d’un couteau défectueux(270). C’était l’un des vieux Cho’hatim de la ville, qui avait une grande famille, parmi laquelle figuraient des chefs de famille importants de cette ville. Schneerson renvoya, pendant quelques mois, ce Cho’het, par nature trop hâtif.

     Ceci se passa alors que mon mari venait de devenir le Rav. Il y avait aussi un autre Rav dans la ville, qui n’était pas un ‘Hassid. Celui-ci était en poste depuis plus de trente ans et il était considéré comme une autorité. Il avait décidé que rien n’échapperait à sa décision, dans cette ville, pour tout ce qui concerne le domaine religieux.

     Il n’aimait pas du tout les ‘Hassidim et il était toujours profondément agacé par leur intervention dans un domaine qui ne concernait que lui(271). Il arriva donc qu’un témoignage fut apporté, à propos de ce qui s’était passé. Le vieux Rav produisit un témoin, qui déclara qu’il était un voyageur, de passage dans la ville, mais qu’il connaissait bien ce Cho’het et, qu’en l’occurrence, il avait vu lui-même ce qui s’était passé, ce jour-là(272). Il jura que son témoignage était exact.

     Il n’est vraiment pas agréable de décrire tout cela, mais c’est un épisode qui s’est réellement passé. Et, je me souviens encore de la peine de mon mari, chaque fois qu’il évoquait cet épisode.

     Ce témoin se présenta donc, conformément à la Hala’ha(273), pour faire sa déposition. C’était un homme à la barbe rousse. Dès qu’il commença à parler, Lévik(274) comprit aussitôt, par sa voix et par son expression, qu’il n’était en aucune façon un voyageur de passage, mais bien l’un des surveillants rituels des Cho’hatim, un proche du vieux Rav, qui avait une barbe noire. Pour ne pas être reconnu, il avait teint sa barbe en roux et il avait mis des lunettes noires, qu’il n’avait jamais portées, au préalable.

     Immédiatement, mon mari leva la voix et il s’écria, avec émotion :

« C’est David, le surveillant ! Menteur ! Comment peux-tu te présenter comme un voyageur de passage ? ».

     Tous ceux qui étaient présents dans la pièce sourirent, car ils savaient parfaitement que mon mari avait raison et que tout cela avait été inventé de toute pièce, avec l’accord de l’autre Rav ou peut-être même à sa demande.

     Au final, la décision fut prise d’une manière conforme au Choul’han Arou’h, mais mon mari fut malade et alité, pendant deux semaines entières, à cause de ce qui s’était passé.

Notes

(268) On verra, à son propos, la note 261, de même que les lettres que le Rabbi Rachab écrivit au Rav Feytel Foley et à son fils, Shmaryahou Serguei Foley, à propos de la nomination de Rabbi Lévi Its’hak, comme Rav de la ville, dans les Iguerot Kodech du Rabbi Rachab, tome 4, à partir de la page 247 et à partir de la page 327.

(269) Cette expression est en russe, dans le texte de la Rabbanit.

(270) Le couteau du Cho’het doit être parfaitement lisse et ne pas présenter la moindre aspérité. L’un des rôles essentiels du Cho’het consiste à apprêter son couteau pour qu’il réponde strictement à cette définition.

(271) Vraisemblablement, en l’occurrence, la nomination de Rabbi Lévi Its’hak comme second Rav de la ville.

(272) Il prétendait avoir vu le travail du Cho’het, lorsque cette accusation avait été portée contre lui et il contestait la condamnation de Rabbi Lévi Its’hak.

(273) On verra, à ce propos, le traité Chevouot 30b, le Rambam, lois du Sanhédrin, chapitre 21, au paragraphe 3, le Tour et Choul’han Arou’h, ‘Hochen Michpat, chapitre 17, au paragraphe 1.

(274) Rabbi Lévi Its’hak.