Rencontre d’un Juif de Poltava exilé

     Les vagues de froid, comme pour nous défier, sont devenues plus fortes et l’impossibilité de manger à sa faim, ou même la famine, à proprement parler, ont eu pour effet de répandre le typhus auprès d’un nombre sans cesse croissant de personnes.

     L’un des exilés était un Juif de Poltava. Dans sa ville, il donnait un cours de Eïn Yaakov, à la synagogue et il était donc considéré comme un Rav. De fait, il n’y avait déjà plus de véritable Rav, à Poltava. Il avait également été exilé dans notre village. Cet homme-là était tombé si bas qu’il mendiait, auprès des Juifs comme des non Juifs.

     Je me rappelle qu’une fois, nous étions tous dans la file d’attente, évidemment pour obtenir du pain et, quand cet homme a vu mon mari, il s’est approché de lui et ils ont échangé des paroles de la Torah. La boulangerie se trouvait à proximité de la fenêtre des bureaux du N.K.V.D. L’homme s’est employé à faire la preuve de son érudition, à voix haute, alors que les non Juifs se rassemblaient, tout autour, pour voir ce qui se passait. Une telle situation n’était pas du tout souhaitable.

     Je me suis donc approché d’eux et j’ai dit à cet homme :

« Je vous en prie, ne criez pas comme cela. Il y a ici ‘un œil qui voit, une oreille qui entend et toutes tes actions sont inscrites dans un livre’(131). Que faites-vous donc ? ».

     L’homme me répondit aussitôt que le N.K.V.D. n’avait pas son mot à dire, le concernant, qu’il avait été envoyé dans cet endroit par le Saint béni soit-Il Lui-même. Il m’a demandé, néanmoins, de lui donner une certaine précision. Dans la file d’attente, on lui avait indiqué qu’il appartenait à la trente-sixième dizaine(132), mais cette indication lui avait été donnée en russe. Il voulait donc savoir à quoi cela correspondait, car il ne connaissait pas bien les nombres en russe. Il était donc considéré, aux yeux des autorités, comme un élément nuisible, d’un point de vue politique.

     A un moment, cet homme a été rejoint par son épouse et son fils, qui était encore un jeune homme. D’une façon ou d’une autre, on a trouvé un moyen de les loger. Kolyakov(133) a trouvé une place d’apprenti, pour le jeune garçon, auprès d’un cordonnier de Kazil Orda, afin qu’il reçoive un salaire et puisse aider ses parents, au moins jusqu’à un certain point.

     La « Rabbanit », en revanche, n’a pas apprécié la vie à Chiili, malheureusement à juste titre. Entre-temps, son mari est tombé malade et elle s’est dépêchée de le faire hospitaliser. Elle-même s’est procuré quelques roubles et elle est vite rentrée chez elle.

Les efforts pour qu’un Juif ait un enterrement religieux

     L’hôpital se trouvait à cinq kilomètres de notre maison. Une fois, mon mari s’y est rendu pour rendre visite au malade et il a constaté que son état s’était considérablement dégradé. Il s’est donc présenté aux médecins, dont l’un était lui-même un exilé et il leur a demandé de bien s’occuper de lui.

     Quelques jours plus tard, le médecin exilé a prévenu mon mari du décès de ce malade. Dès lors, s’est posé le problème de son enterrement juif. En effet, il n’y avait pas de cimetière juif, dans cet endroit. Mon mari a été très peiné par son décès et il a aussitôt commencé à s’occuper de son enterrement.

     Il a été voir le médecin et il a pu obtenir que le corps du défunt soit conservé à l’hôpital pendant trois jours, sans être autopsié, comme on le faisait généralement pour ceux qui étaient morts du typhus. Puis, mon mari est allé au bureau du télégraphe, en ayant conscience que chacun de ses pas était surveillé. Il a envoyé un télégramme à la communauté de Kazil Orda, en demandant qu’un représentant de cette communauté vienne ici. Il a exposé la raison de sa requête et il a signé le télégramme uniquement de son prénom, sans indiquer son nom de famille.

     Le lendemain, un Rav local de Kazil Orda est arrivé. C’était un Juif de Boukhara, qui, comme je l’ai déjà indiqué, gagnait sa vie, pendant la journée, en étant cireur de chaussures, puis, en soirée, il se rendait à la synagogue et il y occupait les fonctions de Rav de la ville. Par sa connaissance de la Torah, il était loin d’être un ignorant.

     Avec ce Rav, est venu également le secrétaire de la société du dernier devoir, un Juif kazakh, portant des vêtements kazakhs et un grand foulard rouge. C’était un homme simple, corpulent, avec un visage grossier et il semble qu’il ne savait pas lire en Hébreu. En revanche, il avait une profonde crainte de D.ieu.

     Ces hommes ont apporté avec eux tout ce qui était nécessaire, des planches pour le cercueil et même une étoffe de lin neuve pour le linceul. Le fils du secrétaire était officier dans l’armée et son père lui avait demandé de lui fournir toute la quantité nécessaire d’étoffe de lin neuve. Le fils lui avait trouvé aussi les planches. A l’époque, en effet, les hommes du commun ne pouvaient se procurer ni l’un, ni l’autre.

     Ces deux hommes, arrivés de voyage, sont parvenus directement chez nous. Ils se sont assis par terre, conformément à leur habitude. Ils ont consommé la nourriture qu’ils avaient apportée avec eux et ils ont commencé à demander des directives sur ce qu’ils devaient faire.

     Il fallait, en premier lieu, se rendre à l’hôpital, pour vérifier que le médecin avait effectivement tenu parole et qu’il n’avait pas fait enterrer le corps avec ceux des chrétiens. La réponse de ce médecin fut la suivante :

« Si j’ai fait une promesse à Schneerson, aussi difficile qu’il puisse être de la tenir, je ne m’écarterai pas de ma parole ».

     Puis, ils sont allés tous les trois à la recherche d’une terre où il serait possible de creuser une tombe. Ils se sont arrêtés quand ils ont trouvé un lieu convenable, non loin de l’hôpital. La nécessité de trouver un tel endroit découlait du fait que l’enterrement ne pouvait pas être totalement public, d’autant que l’action était dirigée par un homme connu pour ses fautes(134).

     Mon mari a donné au Rav de Boukhara et au secrétaire de la société du dernier devoir toutes les directives nécessaires, puis, de nouveau, il est rentré seul dans cet hôpital, afin de demander pardon au défunt. Par la suite, il est immédiatement rentré à la maison, pour qu’on ne le remarque pas.

Notes

(131) Ceci est une paraphrase de la Michna des Pirkeï Avot.

(132) Le texte indiquait, au préalable, que ceux qui attendaient de recevoir le pain étaient classés en groupes de dix.

(133) Il s’agit du Rav Moché Kolyakov, un responsable communautaire originaire de Kiev, qui se trouvait alors parmi les Juifs déplacés dans cette ville, comme le texte l’indiquait au préalable.

(134) Rabbi Lévi Its’hak lui-même.

Le’haïm, Rabbi

     A seize heures, les deux hommes ayant enterré le mort sont revenus chez nous. Ils étaient très satisfaits et ils ont remercié mon mari de leur avoir confié cette Mitsva. Le Rav s’exprimait comme un érudit, d’une certaine façon, alors que le secrétaire était un ignorant, qui ne connaissait pas un seul mot de yiddish, sans parler de la Langue sacrée. Mais, il était profondément émerveillé et il cherchait à exprimer son sentiment devant mon mari. Il lui serra donc fortement la main et il dit :

« Le’haïm, Rabbi ».

     C’était les seuls mots qu’il connaissait, dans la Langue sacrée et il les prononça alors avec une immense émotion, dont il me semble que l’on ne peut pas trouver l’équivalent chez les Juifs qui ne sont pas kazakhs.

La détermination de la sainteté

     Les hommes vivant dans des conditions normales ne peuvent pas comprendre la grande valeur de l’action que mon mari venait de réaliser et la difficulté que cela impliquait. Comme je le comprends, il me semble que c’est là ce que l’on peut appeler la détermination de la sainteté.

     Les Juifs de l’endroit et notamment les plus âgés d’entre eux avaient coutume de prononcer une phrase, à la fois avec un sourire et avec une peur mêlée d’amertume :

« Je n’ai pas envie de dormir avec les kazakhs ».

Or, en l’occurrence, il s’agit bien d’un Juif seul, isolé, que sa famille avait abandonné !

La locataire qui n’est pas arrivée

     Les Juifs déplacés se sont multipliés, dans notre village et il est devenu beaucoup plus difficile de trouver des logements. On a donc instauré une limitation sévère de la place qu’un homme pouvait occuper. Selon cette nouvelle disposition, cinq personnes pouvaient résider dans notre chambre, alors que nous n’étions que deux.

     Le directeur du bureau responsable du logement était un chrétien exilé, un ingénieur qui avait un profond respect pour mon mari. Cet ingénieur était un homme instruit, qui avait rédigé des ouvrages de mathématiques. Quand il rencontrait mon mari, de temps à autre, il évoquait ce sujet avec lui. Grâce à cette bonne relation, l’ingénieur a fait comme s’il avait oublié notre chambre et il ne nous a pas envoyé de locataires. Ce fut un grand bienfait pour nous.

     Un jour, notre propriétaire a reçu sa fille, avec ses deux enfants. Aussitôt, elle a adressé des documents au bureau des logements partagés et des services communautaires, celui que j’ai mentionné ci-dessus, avec le directeur que j’ai indiqué.

     Le directeur était donc sous pression, car il était lui-même un exilé et il devait donc effectuer scrupuleusement son travail. Or, cette femme lui rappelait qu’un Juif exilé occupait une chambre aussi grande pour seulement deux personnes, alors qu’elle-même(135), prolétaire véritable, avec deux enfants et, de surcroît, communiste, n’avait pas où habiter. Elle demandait donc qu’elle soit logée dans la chambre de Schneerson, juste à côté de celle de sa mère.

     Le directeur ne pouvait pas tirer encore la corde et il lui fallut accorder l’autorisation de résider avec nous à une autre femme, une enseignante d’une grande finesse, qui s’était également adressée à lui pour obtenir une habitation et qui avait elle-même un enfant. Il avait décidé, pour notre bien, qu’il était préférable que ce soit elle qui entre dans notre chambre.

     Le directeur a émis pour elle une injonction d’entrer dans notre chambre et elle est allée voir la propriétaire, comme le veut l’ordre établi. Elle lui a montré ce document et elle a même ajouté :

« Schneerson n’est pas intéressé par une locataire chrétienne. Je vais lui montrer que je peux habiter chez lui, malgré cela ».

Elle est ensuite entrée dans notre chambre. La situation n’était pas agréable du tout, mais que pouvions-nous faire ?

Les semaines passent et elle ne revient pas

     Yom Kippour approchait et je me souviens de mon mari qui me disait, les larmes aux yeux :

« Comment pourrais-je prier ? »(136).

A ceci s’ajoutait aussi tous les autres problèmes, celui de la Cacherout, l’habitation dans une même chambre, l’utilisation d’un même feu de cuisson, le petit enfant qui pleurait en permanence.

     Nous avons recherché des moyens de vivre en paix avec elle. Deux semaines nous séparaient encore de Yom Kippour, mais mon mari concevait d’ores et déjà des plans, dans l’optique de ce qu’il ferait en ce jour. La femme laissa l’injonction dans notre chambre, ce qui voulait dire que, d’un point de vue légal, elle avait déjà pris possession de la chambre, mais une semaine passa, puis encore une autre et elle n’arrivait toujours pas.

     Quand la fille de la propriétaire entrait dans la chambre et réclamait l’endroit, nous pouvions lui montrer l’injonction attestant que l’endroit était déjà occupé. Après Yom Kippour, cette enseignante a rencontré mon mari et elle lui a demandé, en yiddish :

« Rabbi, comment s’est passé votre jeûne ? J’ai jeûné, moi aussi ! ».

     Mon mari lui a demandé pourquoi elle n’est pas venue habiter dans notre chambre et elle lui a fait le récit suivant. Pour sauver sa vie, elle avait fait établir pour elle, en Pologne, le passeport d’une chrétienne et, pendant toute cette période, elle avait vécu comme une polonaise. C’est grâce à ce passeport qu’elle était parvenue à Chiili.

     Elle dit :

« Quand je suis rentrée chez vous, je vous ai vu et j’ai aussitôt décidé que je ne troublerais pas votre repos. Vous pouvez donc rester tranquillement dans votre chambre. Cependant, conservez l’injonction que je vous ai laissée. Ainsi, si quelqu’un vient vous demander d’habiter chez vous, vous lui direz que je m’y trouve moi-même ».

     C’est de cette façon que nous avions, çà et là, dans notre vie, de petits événements réjouissants. Et, cela était toujours la conséquence du respect et de la relation positive que tous entretenaient avec mon mari, y compris quand on le voyait pour la première fois.

     Par la suite, cette enseignante venait nous voir, de temps à autre et elle nous demandait conseil. Elle ne savait pas où se trouvait son mari et elle le recherchait. Peu après, elle est revenue et elle nous a dit qu’elle a mis en application les conseils que nous lui avons donnés, qu’elle correspondait, désormais, avec son mari, qui travaillait dans une république éloignée de la Russie(137). Elle-même exerçait son métier d’enseignante, grâce à son passeport de chrétienne. Nous étions les seuls à savoir qu’elle était juive.

Notes

(135) La fille de la propriétaire.

(136) Ceci semble indiquer que ce récit se passa en 5703, ou même en 5702, lorsque Rabbi Lévi Its’hak priait encore chez lui, en l’absence de prière publique.

(137) A l’époque, en effet, l’Union soviétique comptait encore certaines républiques, qui étaient plus ou moins autonomes.