Deux semaines avant Pessa’h, pas de logement

Avec l’approche de Pessa’h, un autre problème se posa à nous. La maison était emplie de ‘Hamets. Or, nous vivions à proximité immédiate des propriétaires et il nous était donc impossible de nous trouver en contact avec le ‘Hamets.

Nous avons pensé que les propriétaires tatares, pratiquant eux-mêmes leur propre religion, pourraient envisager favorablement nos Préceptes et nous les leur avons donc exposés. Mais, il semble qu’ils n’aient pas compris le sens de nos propos. Et, avant tout, ils étaient très contrariés par la perte d’une cruche d’eau, tous les jours(77). Ils n’ont donc pas réfléchi très longtemps et ils nous ont aussitôt demandé de libérer notre chambre.

Ah ! Il était réellement démoralisant, pour nous, d’arpenter les rues, deux semaines avant Pessa’h, à la recherche d’un logement, compte tenu, notamment, de tous les inconvénients que l’on pouvait trouver aux maisons de cet endroit. Mais, je ne souhaite pas en dire plus, sur ce sujet.

Pour être brève, j’indiquerai uniquement la solution que nous avons trouvée, au final. Il y avait une femme non juive qui habitait non loin de notre maison et qui disposait, chez elle, d’une chambre supplémentaire, possédant sa propre entrée, ce qui était inhabituel, là-bas. En outre, cette chambre avait un plancher en bois, ce qui était vraiment très rare, dans cet endroit.

Attirée par le gain, cette femme acceptait de nous louer cette chambre pour un loyer mensuel de cinquante roubles. Mais, ses enfants étaient des voyous et tous nous avaient prévenu qu’il nous serait impossible de vivre avec eux. Malgré cela, n’ayant pas d’autre alternative, nous avons accepté cette proposition.

Une semaine avant Pessa’h, nous avons placé toutes nos affaires sur une charrette et nous les avons apportées dans notre nouvel appartement. Il m’était très difficile de voir mon mari tirer lui-même cette charrette, avec l’aide d’un autre exilé.

La propriétaire nous a donc donné deux lits, mais ceux-ci étaient infestés de cafards, au point qu’il était impossible de les nettoyer. Il nous a donc été très difficile de dormir dans ces lits. Cependant, au prix d’un grand effort, je me suis efforcée d’instaurer, malgré tout cela, un esprit de fête, à l’approche de Pessa’h.

Le « temps de notre liberté » dans l’exil de Chiili

En partant pour Chiili, j’avais emporté avec moi deux casseroles nouvelles, pour Pessa’h. J’en avais fait l’acquisition après être restée dans une file d’attente pendant une journée entière(78). Mais, elles avaient disparu pendant le voyage, comme on pouvait s’en douter. J’ai donc envoyé des télégrammes à Moscou et à Yekatrinoslav(79), pour signaler leur perte, mais on ne les a pas retrouvées.

Les autorités ferroviaires m’ont promis, de ce fait, un dédommagement de sept roubles, mais, pour les recevoir, je devais me rendre au siège de Tachkent. Et, en tout état de cause, ceci ne résolvait rien, puisque les casseroles n’avaient pas été retrouvées.

Mon mari m’affirma, sans ambiguïté, qu’en l’absence d’une vaisselle de Pessa’h, il ne mangerait rien, pendant toute la fête. J’ai donc décidé de trouver une solution à ce problème. A une distance de quatre heures de là où nous nous trouvions, il y avait un groupe de déportés juifs. Ceux-ci étaient originaires de Kiev et ils vivaient à proximité les uns des autres.

Parmi ces déportés, il y avait un Rav(80), un Cho’het(81) et un responsable communautaire qui s’appelait Kalyakov(82), qui avait été l’un des Juifs riches de Kiev. Ils formaient une communauté relativement bien organisée. Je me suis donc rendue sur place, afin de trouver une solution au grave problème auquel j’étais confrontée.

Au cours des deux jours que j’ai passé là-bas, on a fabriqué pour moi une casserole avec un seau neuf. J’ai pu également commander, auprès d’eux, de la viande et du poisson, en demandant qu’ils me soient livrés la veille de Pessa’h.

Plus encore, quand je suis arrivée à la gare ferroviaire, à mon retour, on m’a donné plus d’un kilogramme de pain noir ! A posteriori, je ne comprends pas comment nous sommes parvenus à le manger. Mais, je dois préciser, néanmoins, que le pain noir ne nous a jamais dérangés. Bien plus, j’ai contracté une dysenterie, par la suite, durant l’été de cette même année et c’est en me nourrissant de pain noir que j’ai pu guérir.

J’étais transportée par une joie indescriptible, devant tous ces succès, notamment l’obtention de la nouvelle casserole, qui était brillante ! Et, la vie continuait. J’ai même eu un invité, pour Pessa’h. La vaisselle que j’avais apportée de la maison était encore propre. Nous avons improvisé une table avec quelques planches, sur lesquelles j’ai placé une nappe blanche.

De fait, le Kazakh qui a livré le poulet et le poisson, à la veille de la fête, ne cessait de s’extasier sur « l’opulence » qu’il observait dans notre maison. Entre parenthèses, pendant les quatre heures de voyage qu’il avait fait pour nous livrer, le poulet et le poisson avaient tournés, à cause de la chaleur, au point qu’il était dangereux de les consommer.

C’est ainsi que nous nous sommes assis, tous les trois, pour célébrer le Séder. A l’extérieur, un groupe de jeunes, non juifs, nous observaient par la fenêtre et ils se moquaient de nous, imitant nos « plaintes », selon leur propre expression. Néanmoins, nous avons chanté les mots du Kiddouch, à voix haute et de tout notre cœur : « le temps de notre liberté… Tu nous as donné en héritage Tes saintes fêtes, avec joie et satisfaction ».

Et, de fait, il en était réellement ainsi, si l’on faisait une comparaison avec le Pessa’h précédent, que mon mari avait passé en prison. Notre situation, cette année, était assurément meilleure. Nous avons poursuivi cette célébration jusqu’à deux heures du matin, heure à laquelle notre invité est rentré dormir chez lui. Il avait une longue marche à faire, à travers les champs, pour regagner sa maison.

Je dois mentionner également notre recherche et notre destruction du ‘Hamets, avant la fête. Chiili n’avait jamais vu une recherche aussi intense. Moi-même, je n’avais jamais rien vu de tel. Nos meubles étaient alors essentiellement les caisses et les boîtes dans lesquelles nos affaires avaient été transportées, pendant toute cette période. J’en avais fait de petites armoires. Dans la partie de la chambre que nous appelions notre « cuisine » et sur la table, j’avais placé une sorte de petit buffet et d’autres objets improvisés, de la même façon. Pour vérifier le ‘Hamets, il avait fallu sortir tout cela dans notre « cour », qui était, en fait, l’autre côté de la pièce.

A la veille de Pessa’h, alors que je m’affairais à tous les préparatifs de la fête, mon mari vécut une expérience morale inhabituelle, quand il rechercha le ‘Hamets, pendant un long moment. Puis, le lendemain matin, quand on brûla le ‘Hamets, il sanglota, au point qu’il était difficile de le regarder et de l’écouter.

De par le passé, je n’avais pas eu l’habitude de l’observer précisément, quand il faisait tout cela. Cette fois-là, je n’ai entendu que les mots : « tout comme je détruis le ‘Hamets de ma maison et de mon domaine, de même, Tu détruiras toutes… »(83). Je n’ai pas entendu un seul mot de plus que cela. Il sanglotait et les mots s’étouffaient dans sa bouche.

C’est de cette façon que nous nous sommes préparés pour la fête et que nous avons célébré notre premier Séder, comme je l’ai décrit au préalable. Notre invité nous a rejoints également pour le déjeuner, pour le second Séder et, par la suite, pour tous les repas des huit jours de la fête.

Naturellement, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour introduire l’esprit de la fête et pour bannir l’ambiance de la semaine. Dans ce milieu et en ces circonstances, ce ne fut pas mince affaire, mais nous y sommes parvenus, au moins jusqu’à un certain point. Bien entendu, nous n’avons parlé que du passé, car le présent n’était pas particulièrement gratifiant. Cependant, nous gardions l’espoir que le futur serait meilleur.

Notes

(77) Pour le lavage des mains et peut-être également pour le lavage de Pessa’h.

(78) A l’époque, en Russie, il y avait de longues files d’attente dans tous les magasins, y compris pour acheter du pain et des produits de première nécessité.

(79) C’était le nom de la ville de Dniepropetrovsk jusqu’en 1926.

(80) C’était le Rav Aryé Leïb Kaplan Kussevitski, qui naquit en 1887 et fut assassiné à Yom Kippour 1943. On consultera, à son propos, le Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à partir de la page 606 et le magazine Kfar Habad n°345, à partir de la page 70.

(81) C’était le Rav Ben Tsion Gaysinski. On consultera, à son propos, les mêmes références.

(82) C’était le Rav Moché Kalyakov. On consultera, à son sujet, les mêmes références.

(83) Toutes les forces du mal, Tu feras disparaître la méchanceté dans la fumée et Tu supprimeras l’empire impie, dans le monde ».

Additif : Un enfant précoce

Je voudrais rédiger ici quelques-uns de mes souvenirs. Certes, de nombreux autres événements se sont produits et certains sont même particulièrement importants, mais il me semble que ce sont précisément ces événements plus anodins qui établissent la grandeur et l’élévation de son âme(1).

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Je me souviens(2) comment mon fils, qu’il ait une longue vie, a posé les quatre questions, quand il avait deux ans, le soir du Séder. A la veille de la fête, quand il avait étudié ces questions, il les avait bien comprises, comme s’il était un adulte.

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En 1905(3), durant l’époque des pogromes, je me suis cachée, avec mes enfants et d’autres femmes, elles aussi accompagnées de leurs enfants, dans une pharmacie(4). Les enfants, comme dans toutes les périodes de trouble, pleuraient amèrement. Le pharmacien craignait que le bruit permette de le dénoncer comme quelqu’un qui cache des Juifs, ce qui le mettait en danger.

Mon fils, qu’il ait une longue vie, avait alors trois ans. Et, il était merveilleux de le voir se déplacer dans la pièce et calmer tous les enfants. Il était interdit de parler, car il ne fallait pas que l’on entende les voix. Il faisait donc des signes de la main, sans rien dire, comme dans une pantomime, pour leur expliquer qu’ils devaient rester silencieux. Et, il calma chacun de ces enfants d’une manière différente.

De temps en temps, le pharmacien pénétrait dans la pièce. Là, il se tenait debout et il observait ce que faisait mon fils, sa manière de diriger tous ces jeunes enfants avec tant d’intelligence.

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En 1911, je me trouvais, avec mon fils, dans un lieu de cure de la presqu’île de Crimée qui s’appelait Balaklava(5). Il y avait là-bas une sorte de grotte, qui donnait sur la mer. Un étroit filet d’eau s’écoulait entre ses deux parois, à l’endroit de la jonction entre cette grotte et la mer. Il était très dangereux de nager là et de grands nageurs eux-mêmes évitaient de le faire.

Une fois, alors que je me trouvais là, au bord de la mer, puisque c’est là que nous avions l’habitude de passer notre temps, j’ai entendu des hommes parler d’un enfant qui se noyait dans cet endroit. Je me suis approchée, pour voir ce qui se passait et j’ai pu effectivement en être le témoin. J’ai entendu la description, par le détail, de ce qui s’était passé, de la bouche des hommes qui se trouvaient là.

Il existe une sorte de petites barques qui sont appelés Boyoderka(6). Celles-ci permettent de déplacer les hommes et elles sont conduites par un seul marin. Cette fois-là, un enfant se trouvait dans la barque, lorsqu’elle a commencé à couler. Comme je l’ai indiqué au préalable, c’était un endroit extrêmement dangereux.

Quand mon fils vit tout cela, il nagea aussitôt dans la direction de la barque, il y entra, ôta la rame des mains de l’enfant, qui était épuisé et qui avait pratiquement perdu connaissance. Il prit la direction de la barque, la fit sortir de l’endroit dangereux et la conduisit vers la rive.

Le voyageur en sortit indemne. A l’inverse, mon fils, après un effort aussi intense et dur, c’est l’expression que j’emploierai, après une telle concentration physique et morale, puisqu’une véritable stratégie était nécessaire pour nager dans cet endroit-là, s’en trouva affaibli. Il allait se noyer quand il parvint enfin près de la rive. J’ai constaté qu’il était là, épuisé et livide à faire peur. Ses affaires étaient trempées. Il dit :

« D.ieu merci, nous avons pu le ramener en paix ».

Notes

(1) La Rabbanit ‘Hanna fait ici allusion à son fils, le Rabbi.

(2) Ces souvenirs ont été publiés dans le Yiddishe Heim du mois de Kislev 5724 (1963), à partir de la page 50, sous la plume de Nissan Ben Yo’hanan Gordon, qui les avaient entendus de la bouche de la Rabbanit ‘Hanna.

(3) Cette année-là, la Rabbanit et les siens habitaient encore à Nikolaïev. En 5669 (1909), la famille s’installa à Yekatrinoslav.

(4) Selon le Yiddishe Heim, la Rabbanit précisa que cette pharmacie se trouvait dans la rue Bolchaïa Mouskhaïa.

(5) C’était une ville du sud de l’Ukraine. De nos jours, Balaklava fait partie de la ville de Sébastopol.

(6) Ceci peut être comparé à un kayak.