Lettre n° 168

[10 Elloul 5704(1)]

J'ai lu votre article avec plaisir(2). J'ai pu constater votre érudition dans des domaines aussi profonds, que vous maîtrisez par votre grand pouvoir d'analyse intellectuelle.

Je vous remercie de m'avoir soumis votre étude et de m'avoir demandé mon sentiment.

J'ai été très occupé par les préparatifs de la prochaine rentrée scolaire, pour le compte du Merkaz Leïnyaneï 'Hinou'h. Ma réponse a donc été retardée jusqu'à maintenant et je vous prie de m'en excuser.

Ces idées sont particulièrement profondes et le langage des hommes est trop pauvre pour exprimer ces concepts avec précision et exaustivité. Quelques points n'ont donc pas été précisées, de sorte que des doutes subsistent.

Sans envisager les détails de votre article, j'évoquerai ses aspects principaux, je présenterai votre conclusion et je vous communiquerai ensuite mon sentiment.

Voici ce que vous voulez démontrer. Chaque existence prend, à l'origine, la forme d'un atome, qui se développe de plus en plus, jusqu'à parvenir à la plénitude, telle qu'elle est actuellement. Néanmoins, cette perfection reste, elle-même, "atomique", par rapport au stade plus élaboré qu'elle doit atteindre et devant lequel elle n'est qu'une phase préparatoire.

C'est ainsi que chaque être franchit des étapes successives, s'adjoint d'autres éléments qui ont eux-mêmes suivi un parcours similaire et constituent une forme(3), un atome, ayant une existence composée, lequel servira, à son tour, d'étape préalable pour une existence encore plus élaborée, et ainsi de suite.

L'homme se trouve lui-même à un certain niveau de cette élaboration et dès lors, apparaît une force nouvelle, la spiritualité et le libre arbitre, la possibilité de se grandir ou d'aller à l'encontre de cela.

Mais, il reste quelques imprécisions dans la présentation de votre article:

A) Seul l'homme possède le libre arbitre, alors que toutes les autres créatures se développent selon les lois de la nature. Il en résulte que ce libre choix confié à l'homme le défavorise, par rapport à tous les autres êtres qui ne peuvent qu'avancer alors qu'il peut, lui, régresser, par l'effet de sa propre décision.

B) Vous ne dites pas ce qui est le moteur de cet avancement. Ainsi, si l'on plante une graine, celle-ci se développera et deviendra un arbre, qui portera des pommes aigres ou petites. Néanmoins, les graines de cet arbre permettront, à leur tour, de faire pousser un arbre dont les pommes seront douces et grandes.

Il est impossible de considérer que la première graine a formé une meilleure graine, puisqu'elle a disparu et n'existe plus. On ne peut avancer non plus que l'espèce des pommiers a connu l'avancement, car une espèce est un concept théorique, sans existence pratique et que notre intellect utilise pour conceptualiser la création, pour la saisir et la comprendre plus facilement en en classant les phénomènes(3), par catégories et par espèces, en fonction de critères et de règles.

Voulez-vous dire que la nature s'est développée, de telle sorte que, jusqu'alors, n'existaient que des arbres aux pommes aigres et que l'avancement a permis l'apparition de pommes douces?

C) Vous n'avez pas précisé le critère(3) permettant de distinguer l'avancement de la régression.

Ainsi, les pommes douces, comparées aux pommes aigres, ne sont pas un avancement absolu(3), mais une amélioration seulement dans l'optique des besoins de l'homme.

Une vision précise est un signe d'avancement uniquement pour un animal qui réside dans un endroit lumineux et doit faire usage de ses yeux. Si ce n'est pas le cas, c'est une régression et un recul, puisque l'oeil, qui nécessite de la vitalité, de l'attention, de l'énergie, n'apporte rien en retour.

En Angleterre, il y a des chevaux qui vivent, pendant de nombreuses années, sous la terre, dans les mines de charbon. Or, d'année en année, leur vue s'affaiblit de plus en plus. De même, des poissons vivant dans les fleuves ou les lacs(3), sous la terre, dans des grottes où la lumière ne pénètre pas, ne voient pratiquement rien ou même n'ont pas d'yeux.

Plus généralement, un élément plus développé ou plus composite, selon notre entendement, est considéré comme plus élevé, sur l'échelle de la perfection, qu'un élément plus simple, un singe ou un ver(3). En revanche, si l'on prend en compte ce corps même et sa lutte pour se maintenir en vie, l'inverse devient vrai. Un corps simple, celui d'un ver par exemple, résiste au froid et au chaud. Lorsqu'on le découpe, chaque partie peut vivre de manière autonome. Sa nourriture et ses besoins sont élémentaires. Il n'est pratiquement jamais malade. L'inverse est vrai pour un corps plus complexe.

D) Selon votre schéma(3), les corps simples se développent d'abord de manière indépendante, puis se combinent et connaissent l'élévation, la perfection qui fait de chacun un corps composé. Or, ceci soulève une question. Qu'est ou qui est le grand coordinateur(3), qui dirige l'évolution de ces corps, permettant à chacun de compléter l'autre?

Pour ce qui est d'un corps bien précis, on peut considérer que les éléments de son développement se trouvent dans l'atome de départ. Quelle relation, en revanche, entretient-il avec un autre corps pour être capable de le compléter?

Il faut en conclure qu'il existe bien une force de coordination, extérieure à ces deux corps et les transcendant, les dirigeant et les conduisant vers un optimum qui est également extérieur à ces deux corps.

* * *

Quelques remarques, concernant ce qui vient d'être dit, peuvent être trouvées dans la 'Hassidout:

A) D.ieu créa le monde et tout ce qu'il renferme. Chaque créature porte en elle une parcelle de D.ieu, qui la fait exister et la vivifie. Sans elle, elle retournerait au néant, bien que cette parcelle soit cachée et ne se révèle pas. Ainsi, on ne peut voir l'âme d'un homme et seul l'intellect permet de déterminer son existence.

B) Plus la parcelle divine apparaît dans une créature et agit à travers elle, plus celle-ci a la possibilité de mettre en évidence son existence véritable, donc de se développer et de se parfaire.

C) D.ieu est la source de la vie et Son essence. Plus cette vie apparaît à l'évidence et plus l'on s'élève, sur l'échelle de l'avancement. C'est pour cela que, de façon générale, le végétal dépasse le minéral, l'animal dépasse le végétal et l'homme dépasse l'animal.

D) Le Créateur est totalement libre. Il créa non seulement l'existence, mais aussi les Lois de la nature. L'équivalent, la liberté et le libre arbitre, ne peuvent être trouvés que chez l'homme. C'est la preuve que sa perfection dépasse celle de toutes les autres créatures.

E) Si l'homme, faisant usage de son libre arbitre, agit à l'encontre du bien, il renforce le voile de la parcelle divine qui l'habite, ou même qui se trouve dans d'autres objets, par exemple dans les aliments qu'il consomme plus que de mesure.

En pareil cas, non seulement l'homme ne s'élève pas sur l'échelle de la perfection, mais, bien plus, il régresse et connaît la chute, de même que les aliments, les boissons et les parcelles divines qu'ils contiennent. Ainsi, il multiplie la désolation dans le monde.

A l'opposé, celui qui fait usage de son libre arbitre pour faire le bon choix, ne fait pas que se développer, ce qu'accomplissent également d'autres créatures assumant la mission qui leur a été confiée. Il introduit également une construction(3) nouvelle dans la création, de sa propre initiative, puisqu'il en avait le libre choix. De la sorte, il devient lui-même un créateur.

En d'autres termes, le Créateur a confié à l'homme le pouvoir de création et nos Sages, dans le Midrach Béréchit Rabba, au chapitre 98, disent que "Israël (ou Yaakov) peut créer des mondes".

* * *

Si vous avez des remarques à formuler sur tout ce qui vient d'être dit, je serais heureux d'en avoir connaissance. Je serai, à tout moment, prêt à vous répondre.

Notes

(1) Dans les jours qui suivirent la rédaction de la lettre précédente, le Rabbi apprit le décès de son père, Rabbi Lévi Its'hak Schneerson, le 20 Mena'hem Av. C'est sans doute la raison pour laquelle nous ne possédons pas de lettre écrite pendant la fin du mois de Mena'hem Av et le mois d'Elloul, à l'exception de celle-ci, dont la version anglaise commence par "c'est, pour moi, la première occasion de répondre à votre lettre du 1er août et je vous adresse donc cette note, rappelant quelques idées. Malheureusement, j'ai perdu mon père, il y a peu de temps. Je n'ai donc pas pu éviter le retard de ma réponse et de mes commentaires".
(2) Cette lettre est adressée à Julius Stolman. Elle a été écrite en hébreu par le Rabbi, pour être traduite en anglais. La version anglaise porte la date du 10 Elloul.
(3) En anglais dans le texte originel.